updated 6:51 PM CEST, Jun 27, 2017

Bientôt...

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ENCORE UN PEU DE PATIENCE!

LES NEWS SONT EN ROUTE!

chronique féminista-voyageuse

Le sixième pays le plus sûr au monde

« Avant, on était vraiment en sécurité. Mais ces dernières années, tout a changé ». Christina a peur des «égorgeurs». Elle roule des yeux, elle raconte en chuchotant : « Ce sont des bandits, des braqueurs, ils entrent chez toi la nuit pour te voler et ils n'hésitent pas à t'égorger, schlac !, comme ça, pour rien». Christina sait «d'où ça vient» : «Ce sont les pauvres d'ailleurs, ils viennent d'Argentine...». Ce soir pourtant, la nuit semble calme. On entend les cigales chanter dehors, nous sommes au nord de Canelones, en pleine campagne, à deux heures de la capitale uruguayenne. En nous faisant visiter sa maison, Christina raconte les enfants accros au crack dans les ruelles de la grande ville. «Hier, à Montevideo, ils ont tué un chauffeur de taxi, mais ne vous inquiétez pas : ici, nous sommes préparés, venez». Et dans chaque pièce, elle nous montre une nouvelle cache, d'où elle sort, là une carabine, ici un pistolet. Une arme à feu dans chaque pièce. Christina sait tirer.

Elle nous explique qu'avec ses voisins, ils ont mis en place des rondes. «Tu crois que nous sommes isolés au milieu des bois mais en fait, tout autour, il y a des maisons. On se connaît tous. S'il y a le moindre problème, on s'appelle et quand une des maisons est vide, on fait des tours pour s'assurer que tout va bien». Christina et son mari vivent là depuis vingt-cinq ans. Je lui demande s'il y a déjà eu des problèmes. «Deux fois je suis allée voir, mais c'étaient des fausses alertes».

Le mari de Christina rentre tard. Il a vu nos vélos dans le jardin derrière la maison. Il nous conseille de bien les attacher surtout. La propriété est clôturée, mais on ne sait jamais. Il nous livre, avec des airs de conspiration «Ici, on ne peut compter que sur soi-même».

Comment interpréter cette peur ? Souvenir de notre début de voyage, quelques semaines plus tôt, dans la banlieue de Montevideo. Quand nous parlions de «l'insécurité en Uruguay» avec Carlotta, elle évoquait également l'Argentine, mais il ne s'agissait pas des «pauvres de là-bas». Elle nous expliquait, excédée, que c'était la faute de la télévision argentine, qui alimentait les fantasmes sécuritaires de son petit voisin uruguayen. Y a-t-il réellement beaucoup de crimes ici ? Pas plus qu'ailleurs, soutenait-elle, sûrement moins qu'ailleurs... En réponse, son père Javier évoquait tout de même la crise, la difficulté à vivre, l'augmentation des braquages. Une fois, en 2002, un des ses voisins avait fait un hold-up sur la station-service, juste à côté. «Il était à bout, il avait fait ça à deux pas de chez lui et, bien sûr, on l'a reconnu, il s'est fait attraper, il a fait de la prison. Ici dans le quartier, tout le monde était désolé pour lui, désolé qu'il se soit fait prendre, désolé que le braquage n'ait pas réussi... Quand il est sorti, on a fait une grande fête.»

À Mélo, au nord du pays, José nous avait lui aussi tenu un autre discours : «dans une ville de 35'000 habitant-e-s, tout le monde se connaît. S'il y a des voleurs dans cette ville, ils ne sont pas plus d'une dizaine, alors ce n'est pas possible pour eux. Si tu voles, tu ne vas pas tenir longtemps comme ça.»

La nuit s'est finalement déroulée sans incident chez Christina. À la lumière du jour, elle nous explique qu'il ne faut pas s'inquiéter si tout le monde nous salue dans les environs : «Si on salue les inconnu-e-s, c'est parce qu'on a toujours peur que ce soit la cousine ou le frère d'une connaissance et qu'on nous reproche de ne pas l'avoir reconnu-e. Les gens sont tellement liés... Alors il faut bien dire bonjour à tout le monde, quoi». La peur semble tout à fait redescendue. Je repense à ces campagnes de chez moi, où des voisins qui n'ont vu les «délinquants des villes» qu'à la télévision, votent pour les idées de la droite la plus dure et fascisante, soutiennent des programmes racistes et anti-pauvres au nom d'ennemis intérieurs immatériels et fantasmagoriques...

Le mari de Christina est parti au champs dès l'aube. Par la fenêtre de la cuisine, nous apercevons la voisine sur sa mobylette. Elle lance un grand salut amical. Christina répond chaleureusement. Puis se retourne vers moi en roulant encore des yeux «Tu veux savoir le vrai fléau ici ? Il est à l'intérieur des maisons. Aucune ne te le dira facilement. Mais elles sont beaucoup à rêver de sortir de l'enfer». Demi-mots, sourires douloureux. La carabine dort sous son sommier de laine. Nous mettrons encore quelques jours avant d'aborder le thème des violences conjugales.

Actualités

«Et maintenant ? Comment j'explique la situation actuelle au regard de tout ce qu'on a vécu ?». Andrea me regarde malicieusement. Elle retourne ma question dans tous les sens, la fait rouler sur sa langue comme un bonbon un peu piquant. Elle cherche ses mots. Andrea descend dans la rue plus souvent qu'à son tour. Elle l'a toujours fait. Depuis la fin des années 60, quand elle était lycéenne et gravissait les barricades à Montevideo en espérant la révolution sur les traces du Che. Depuis le début des années 70, quand elle était ballottée de salles d'interrogatoire en cellules de prison jusqu'à choisir la clandestinité et l'exil. Aujourd'hui encore, rentrée en Uruguay depuis la fin des années 80 et présente dans les assemblées du quartier, à cause de la crise économique, des violences faites aux femmes ou de la spéculation foncière. Andrea a été combattante Tupamaras en Uruguay, avant et au début de la dictature. Aujourd'hui, elle fait de la peinture et des ateliers de philosophie, elle invite ses voisins à ouvrir des jardins potagers et plus que jamais, elle est révoltée, acharnée, en quête d'émancipation pour toutes et tous.

«José Mujica, «le président le plus pauvre du monde», l'ex-leadeur gauchiste... tu me demandes s'il a retourné sa veste ?». Elle raconte : certain-e-s pensent qu'une partie de la guérilla a fait un pacte avec les militaires depuis 1972, qu'il y aurait eu des négociations entre certains guérilleros emprisonnés et certains militaires à cette époque... «Tout cela est très compliqué, c'était une période très embrouillée, les archives ne sont pas accessibles, l'impunité des tortionnaires est toujours en vigueur et il est très difficile d'affirmer des choses... Mais il faut dire qu'il y a eu tellement de gens en prison, et que la torture sur les opposants politiques a vraiment été systématique. Alors, bref, d'une manière ou d'une autre, on suppose qu'il y a eu un pacte secret entre certains militants et certains militaires». Ça pourrait expliquer que 25 ans après la fin de la dictature et avec la gauche au pouvoir, il n'y ait toujours pas de véritable enquête sur les crimes de l'époque. Bien sûr, officiellement, la situation a changé avec l'élection du Frente Amplio [front de gauche]. La gauche a en fait attendu 22 ans sans rien faire, avant de céder à la pression des familles pour créer une «commission de la vérité»... qui ne sert à rien. Si la pression s’accroît, ce n'est pas seulement du fait des familles de victimes, mais aussi à un niveau international, car le délai de confidentialité des archives est bientôt expiré et c'est la cour pénale internationale qui va pouvoir attaquer l’État uruguayen pour n'avoir pas fait la lumière sur son passé.

«La gauche a seulement lâché du leste sur la possibilité de procès individuels, mais cela ne représente presque rien». Je questionne Andrea sur les dernières actualités concernant la poursuite des tortionnaires et la reconnaissance des victimes. Elle est très en colère : en février dernier, une des très rares juges d'instruction enquêtant en Uruguay sur des faits de torture s'est vue retirer ses enquêtes par la Cour Suprême. Il y a eu un rassemblement de protestation au tribunal à Montevideo, durement réprimé et surtout, où des photos d'ancien-ne-s résistant-e-s ont été prises et diffusées dans la presse pour dire que «le mouvement était manipulé par d'anciens leaders gauchistes de la lutte armée...». Suite à cela, la Haute Cour à porté plainte contre les militant-e-s mis-e-s en cause. Un mois et demi plus tard, en pleines vacances de Pâques, les rares tortionnaires déjà emprisonnés pour leur implication dans la dictature sont remis en liberté discrètement. «Le processus pour maintenir le tabou sur ces années se poursuit. Tout ça, c'est une grande mascarade pour répondre à cette pression internationale, pour faire croire qu'on veut faire la vérité sans la faire. Beaucoup d'énergie est consacrée à blanchir les militaires, certains appellent ça «le pacte du silence». Et il est difficile de penser que si autant de politiciens ont retourné leur veste, ils l'auraient fait en un jour.»

Andrea avoue qu'il est difficile d'affirmer quoi que ce soit concernant l'impact de la période de dictature sur ce qui se passe aujourd'hui. Mais tout en restant prudente, elle trouve absolument nécessaire de «reconstruire les continuités». Comment vivre avec ce passé de la dictature, sans s'engluer dans l'horreur des faits et le sentiment de conspiration ? Il est forcément très important pour les personnes qui ont subi ces années que les faits soient nommés. Pour autant, Andrea ne veut pas se contenter d'une lutte pour la reconnaissance des victimes... Comment parler de tout ça sans se vautrer dedans ? Tâcher de comprendre le présent, pour le relier à la politique actuelle. Et même, pas seulement pour cela, mais pour se demander comment ça interfère avec la politique actuelle. Par exemple pour montrer comment les politiciens s'en servent dans les jeux de pouvoir, mais y sont aussi soumis, comme avec cette histoire de pacte du secret.

Il est aussi important de rester vigilant à l'imbrication des terrains de luttes. Par exemple, depuis quelques semaines, l'eau potable est sous le feux des médias : «Tu n'as pas vu à la télé ? Ils disent que ça y est : on ne doit plus boire l'eau du robinet. C'est à cause des pollutions agrochimiques. Ici, c'est le soja, il est transgénique et hyper traité. Les pesticides et herbicides passent dans les lagunes et les nappes et tout est foutu. Ailleurs, ce sont les hectares eucalyptus qui pompent et polluent. Enfin voilà, on y est, c'est la guerre de l'eau et de la terre qui prend une nouvelle dimension. C'est très grave et il faut absolument se mobiliser contre ça. Mais il faut qu'on fasse gaffe, parce que ça arrive tout de suite, très vite, et j'ai peur qu'une fois de plus, ça invisibilise la lutte contre le secret de la dictature. Comment dire... je ne veux pas du tout hiérarchiser ces luttes ni en négliger aucune, mais il faut bien réfléchir pour que tout avance...»

Lambeaux de caoutchouc

Faire la route à vélo est un voyage près du bitume. On a le temps de détailler chaque nid-de-poule creusé par les intempéries, de faire le compte des innombrables lambeaux de plastique et de gomme qui jonchent les bas-côtés : les poids-lourds et les pic-up passent en trombe et dispersent négligemment des débris d'eux-mêmes. Chaque fois, ces lanières noires et zigzagantes me font tressaillir, je crois y deviner un serpent que j'évite en m'agrippant au guidon. Kilomètre par kilomètre, nos sens se fixent sur l'asphalte – un autre simili-serpent, fais bien attention – puis, encore et encore – retiens ta respiration le plus longtemps possible – l'odeur de charogne des animaux morts, écrasés.

Ce n'est peut-être pas très joyeux comme sujet, mais ça me prend aux tripes chaque fois, ça sent très fort. Impossible de voyager à vélo sans composer quotidiennement avec l'odeur et la vision de cette foultitude de cadavres. Pour domestiquer mon dégoût, j'ouvre une double page dans un cahier, que j'intitule la «page des morts». Les nommer, leur rendre hommage, leur rendre leur beauté, les montrer à celles et ceux que je croiserai. Je les dessine, je leur emprunte une ou deux plumes et, quand ils sont assez petits et assez secs, les colle tout entier sous des carrés de plastique récupérés.
Les enfants surtout, aiment cette page. Assises sur une marche, nous les regardons, Flora, Gisela et moi, non par curiosité morbide mais simplement admiratives et désolées. Les deux gamines caressent les plumes, approchent leurs doigts de la grenouille minuscule, me font réciter la liste de mes découvertes, la liste des morts que nous avons croisés : perruches, chats, chiens, serpents, mais oui des vrais, un tatou, des papillons, quelques grenouilles, des scarabées, une vache, un cheval encore à l'agonie, des rats, des lapins, d'autres oiseaux – je ne connais pas leur nom –, les 8'000 têtes de bétail par jour à l'Anglo de Fray Bentos, les charruas dans leur quasi- intégralité et tous les peuples indigènes que je ne sais pas nommer, les prisonniers argentins balancés dans la mer depuis des avions sous les yeux impassibles de Montevideo, Hugo Chavez et puis le Pape. «¿El papa? ¿Está muerto? – Non, je ne sais pas, je crois... il paraît qu'il y a un nouveau Pape... – C'est donc qu'il doit être mort, non ? – De toutes façons, on s'en fiche, pour ce que ça change !».

Le pape n'est pas mort : nous n'avons pas compris ce que racontaient les journaux. Nous avons seulement subi l’effervescence de la capitale argentine. Ensuite, l'indifférence rencontrée en Uruguay ne nous a pas aidés à y voir clair. Ici, peu de lieux de cultes visibles. Peu de signes religieux, peu de cimetières ou de traces de rites funéraires. L’Église et l’État sont séparés depuis près d'un siècle. Aucune ferveur religieuse sur notre chemin et des droits progressistes assez précoces dans l'histoire du pays, concernant le droit de vote des femmes, le divorce ou encore le mariage homosexuel. À Melo deux semaines plus tôt, Ramón le médecin réactionnaire nous avait confié «En 1988, j'ai été réquisitionné, au cas où, quand Jean-Paul II est passé chez nous. Mais ça a été un fiasco complet : 6'000 visiteurs au lieu des 50'000 escomptés. Les Uruguayens se foutent bien de la religion ! Si le Pape vient chez nous, ce ne sera pas pour évangéliser mais bien pour des questions politiques !». Ramón est fier et honoré d'avoir été spécialement chargé de la santé du Pape, mais il rit bien de l'impiété locale.

Le film El baño del Papa (Les toilettes du Pape), réalisé en 2008 par deux Uruguayens, Enrique Fernández et César Charlone, vous donnera une autre version de l'histoire, pas bien plus bigote, mais autrement plus triste. Ma propre impiété m'enjoint à conserver la Pape dans la longue liste des morts de ce voyage, tandis que nous quittons la meurtrière ruta tres pour des camions sin pavimiento moins fréquentés. Ces routes de terre, malheureusement très mal référencées sur nos cartes et barrées de barbelés propriétaires, sont pourtant plus clémentes aux voyageuses de toute espèce non motorisées. De quoi interrompre pour ce soir ma chronique des chiens écrasés.

Libertad sans commentaire

 

Libertad était une prison. La prison modèle de la dictature uruguayenne, crée au début des années soixante-dix et fermée à la chute du régime, en 1985. Libertad, du nom de la petite ville où se trouvait cette prison, nom d'une ironie si violente qu'il n'y a rien à en dire. Il faut le savoir : pendant ces onze années de dictature en Uruguay, l'emprisonnement a systématiquement signifié la torture.

Nous tâchons d'assimiler des chiffres : 1 habitant-e-s pour 450 ont été emprisonné-e-s, soit plus de 6 000 détenu-e-s dans un pays de moins de trois millions de personnes. C'est le record mondial. Maria hoche la tête : «On compte encore 400 personnes disparues à ce jour... et aucun tortionnaire mis en cause. Sans commentaire».

Nous arpentons le petit Museo de la Memoria, rempli des lambeaux de l'ordre arbitraire, photos de manifs ouvrières et étudiantes, vent d'espoir au lendemain de la révolution cubaine, militarisation du pays et horreur de la prison. Quelque-chose me manque et me dérange pourtant dans ce musée. C'est le seul à thématiser la dictature dans le pays et je n'y trouve aucune trace du MLNT-Tupamaros, ce mouvement révolutionnaire que j'avais cru le plus important de l'époque, celui qui fut décimé dans la clandestinité et la répression, celui dont est issu l'actuel président de la république uruguayenne, et aussi Javier et Enrique croisés la semaine dernière, ou encore Raùl qui, pour évoquer – pudiquement ? – son séjour à Libertad, nous avait balancé l'air goguenard : «J'ai passé sept années dans un très très grand hôtel...». Maria a le rictus amer : «Ce musée ? Je vous avais prévenu : c'est le musée du Parti Communiste. Si on les écoutait, seul le PC aurait résisté et subi la répression. Ça occulte une grande partie de ce qui s'est passé et surtout le fait qu'il y avait une très grande diversité d'organisations et de tendances dans la résistance...».

Maria n'est pas féministe. Mais elle a ramené de son exil en France un bouquin écrit en 1980 par une des ses camarades de lutte, Ana Maria Auraujo, elle aussi en exil. «Tupamaras, des femmes de l'Uruguay», un livre d'enquête rare et bouleversant, dont je vous livre ces extraits sans commentaire :

Témoignage de V.

Ma grossesse par exemple... et bien je ne l'ai pas vécue à l'intérieur de l'organisation, parce que j'ai été emprisonnée tout de suite. Mais je savais – et quand j'ai pris la décision d'avoir un enfant, je le savais déjà – que cela signifiait un «déplacement» dans l'organisation, «passer aux quartiers d'hiver». Et ce fait-là m'a beaucoup bouleversée. Mais comme j'ai été emprisonnée tout au début de ma grossesse, mes camarades de cellule eux-même n'étaient pas au courant.

Les femmes du MLN-T, en général, n'avaient pas d'enfants, surtout dans la première période de l'organisation. Plus tard, à partir du recrutement plus massif, la maternité fut envisagée, mais cela signifiait bien entendu un sérieux obstacle au parcours politico-militaire de la militante enceinte. De par sa politique à court terme, le MLN-T trouvait essentiel que ses membres axent leurs forces et leurs énergies à faire la «Révolution». On sait bien qu'une femme enceinte va «disperser ses forces» dans son enfant. [...]

Pourtant, la politique du MLN-T était différente selon qu'il s'agissait de femmes des militants tupamaros ou des femmes en général. En effet, ces femmes non engagées directement dans la guérilla, devaient au contraire avoir des enfants, parce qu'en Amérique Latine un enfant signifie «un révolutionnaire en puissance». […]

Il y avait deux positions à l'intérieur du MLN-T sur l'attitude à adopter quand une camarade enceinte était emprisonnée. D'un côté, on disait qu'il fallait le dire – parce que les tortures pouvaient être moins dures ; mais d'un autre côté, on disait qu'il ne fallait surtout pas le dire, parce que cela signifiait qu'en tant que femme enceinte on profitait d'une situation spéciale par rapport aux autres copines. On disait de plus que les tortures pouvaient justement être centrées sur les parties spécifiques du corps de la femme enceinte.

Dans mon cas, ils l'ont su immédiatement parce que, quand j'ai été emprisonnée, j'avais dans mon sac les analyses de grossesse datées de la semaine précédente.

L'attitude des flics a été de me culpabiliser d'attendre un enfant et d'être militante. Pour eux, il n'y avait que le foyer, la famille, la sécurité économique qui comptaient, et le rôle de la femme était de faire des enfants. L'action politique était extérieure à la femme et plus encore l'action militaire, l'action violente. Ils me disaient tout le temps : «Comment as-tu pu risquer de perdre ton enfant et sa sécurité future en participant à une lutte d'hommes ?». Ils me disaient que je méritais bien ce qui m'étais arrivé, parce que je n'étais pas vraiment une femme. Mais d'autre part, en s'adressant à la troupe les officiers disaient tout le temps : «Il faut faire attention aux femmes prisonnières parce qu'elles très dangereuses, parfois plus que les hommes.»

Témoignage de M. et A.M.

Il faut signaler la différence qui existait entre la prison des hommes et la nôtre.

À nous, femmes militantes en prison, personne n'a jamais demandé notre participation politique ou théorique, ni notre réflexion. Par contre, les camarades qui étaient à la Punta Carretas élaboraient des analyses et maintenaient des rapports étroits avec l'extérieur. [La Punta Carretas : ancienne prison d'hommes, pour les prisonniers de droit commun et les prisonniers politiques jusqu'en 1972. Ensuite les prisonniers politiques iront à Libertad.] On ne nous a jamais demandé une prise de position par rapport aux situations brûlantes à l'extérieur. Alors que les camarades hommes rédigeaient des documents, et même des programmes de gouvernement et des plans tactiques pour la période. On nous a plutôt donné du matériel pour qu'on discute, mais en général notre position politique et notre expérience pratique ne comptaient pas. Et je peux l'affirmer après mes séjours en prison à différentes périodes.

Les évasions de la prison des femmes ont été à 80 % des actions de «propagande armée». Le fait même que des militantes puissent sortir n'avait pas grande importance pour l'organisation, ni au plan politique, ni au plan militaire. Nous n'étions pas indispensables, et parfois, même pas utiles, selon les critères de l'organisation. Ces évasions ont été des actions de propagande, surtout pour prouver le poids et le pouvoir de l'organisation. Nous étions des membres du MLN-T et en plus, fait sympathique, nous étions des femmes. Mais pour les évasions de la prison des hommes, les choses étaient différentes. La libération des anciens camarades clandestins signifiait, bien sûr, une action de propagande, mais c'était la liberté de chacun d'entre eux, en chair et en os, qui comptait. Là, il s'agissait […] de la libération de « cadres » très importants pour la dynamique de l'organisation. Contrairement aux évasions de prisonniers, notre première évasion avait été une action – comment dirais-je ? – plus romantique, à caractère différent.

L'évasion de la Punta Carretas avait été une œuvre d'ingénieurs savamment calculée ; celle de la prison des femmes fut le produit de l'astuce, de la tricherie... plus «féminine». […] La libération des femmes prisonnières fut une action joyeuse, celle des hommes une action sérieuse : politique.

 

Etat social?

Ramón est médecin à Paysandú. Nous déambulons avec lui à travers le marché. Les verres à maté s'entassent pêle-mêle sur l'étal d'un brocanteur. Certains sont en bois tourné, d'autres de simples verres habillés de cuir tressé ou de fils de perles. Mais la plupart sont creusés dans des calebasses, rondes ou ovales, prêtes à se lover dans le creux de la main. Nombreux sont celles et ceux qui en tiennent une ce matin au marché, tirant sur la bombilla de métal ou de bambou pour avaler l'infusion d'herbe fumante. Ramón s'agace. «Le maté, c'est n'importe quoi, c'est mauvais pour la santé ! En plus, ces calebasses, ça pose de vrais problèmes d'hygiène : à force, ça moisit au fond. Et tous ces gens avec le thermos sous le bras... c'est à croire qu'il sont manchots, des feignants !». Je n'aurais pourtant pas dit cela, en voyant la dextérité de certain-e-s pour conduire leur moto, ou pour porter sacs de courses, enfants et poussettes...  thermos sous le coude et verre à maté tenu bien droit.

Ramón est sceptique. Il est «de droite». Il trouve que nous parlons trop de politique et ça le chagrine. Avec ses économies, il a acheté un immeuble en ville pour fonder une école où scolariser «les enfants pauvres». Lui, il vit dans un appartement, au 9ème étage du seul immeuble qui surplombe la ville, avec un liftier pour lui tenir la porte de l’ascenseur. Il n'aime pas le gouvernement actuel, ni les feignants, ni le maté – anti-hygiénique. Il travaille à l’hôpital mais gagne sa vie avec les consultations privées. Beaucoup le reconnaissent dans la rue, le remercient pour les soins prodigués. Ramón sert les mains en bon seigneur, fier de lui et amer sur les conditions de soins dans son pays. Il s'esclaffe : «En Uruguay, si tu vas dans une policlinique de campagne parce que tu t'es coupé un bras, on te donnera une aspirine!».

Ramón a 73 ans. L’hôpital ? Il veut bien y soigner des gens avec les moyens du bord, mais pas y mourir. Il y a quelques jours, Chavez est mort à l'hôpital, à Cuba. «Ah, mais Cuba, c'est autre chose ! Ce sont les meilleurs médecins du monde, les mieux formés. Tout le monde vient se faire soigner à Cuba... enfin, ceux qui le peuvent...».

Quand j'évoque ma rencontre avec ce vieux médecin bougon, Lydia s'étonne qu'il n'ait pas parlé de la réforme du système de santé. Lydia est jeune médecin à Montevideo : «La gauche à changé beaucoup de choses ici. C'est vrai, nous n'avons pas assez de moyens, mais tout de même beaucoup plus qu'avant. Moi, par exemple, je bosse dans un Centre de Santé Communautaire nouvellement créé, dans un quartier pauvre au nord de la ville. On manque de tout, mais c'est tout de même une nouvelle approche. Les gens voudraient que tout fonctionne instantanément, ils ne sont jamais contents. On est sur la bonne voie». Lydia insiste : «Le gouvernement Mujica mène une vrai politique sociale : en matière de santé, d'effort pour le plein emploi... et pour l'éducation. Regarde : chaque enfant uruguayen possède un ordinateur portable remis gratuitement par l'école publique. Nous entrons de plain pied dans le troisième millénaire !». Politique sociale ? Je repense à toutes ces personnes âgées distribuant des sacs plastiques à la sortie des supermarchés, et surtout à cet homme rencontré à Mélo dont le travail consiste depuis des mois à appuyer sur un interrupteur pour actionner un feu rouge sur l'étroite voie d'accès du camping municipal... Difficile de trouver du sens à cette sorte de «plein-emploi» et l'idée que les enfants d'Uruguay se promènent tout-e-s un ordinateur sous le bras me tourne un peu la tête. Mais qu'aurais-je à objecter, moi qui possède mon propre laptop ?

Un homme passe devant nous, tenant par la bride un grand cheval alezan habillé de franges à perles et attelé à une remorque immense, chargée d'ordures. Lydia explique : «Ce sont eux qui nettoient la ville. Tu les prends pour des clochards, mais le fait d'avoir un cheval... ils font ça de père en fils, ils ont un vrai savoir-faire, une vraie fierté... Seulement, ils font ça de manière totalement autonome et c'est le chaos. Alors, au lieu de les pourchasser, le gouvernement a décidé de les intégrer dans une gestion publique des déchets, de les canaliser sans les détruire. C'est sûr que ça ne leur convient pas. Mais il n'y a pas de politique sociale réellement conséquente sans certains chamboulement. C'est pour ça que les gens râlent autant».

Camilo, lui, ne râle pas, «il a fait ses choix». Dans sa petite maison, à cinquante kilomètres de la capitale, le dompteur de chevaux explique calmement : « Moi, je me sens de gauche, mais je vote pour les blanco, parce que le contrôle de l’État, je n'en veux pas. J'ai toujours été indépendant, ça n'a pas été facile tous les jours, mais je me suis fait moi-même. Et maintenant, ils vont vouloir imposer mon activité de dompteur, contrôler ce que je fais ?... Un État social qui agit sans le consentement des gens? Je préfère ne pas cotiser... et si je suis trop malade, j'ai un fusil et je sais ce qu'il me reste à faire...».

¡ Tierra y libertad !

«Vous saviez que Jose Gervasio Artigas avait eu un enfant avec une Indienne ?». Luna nous regarde avec un air malicieux, comme si cette nouvelle était un scoop ou pour le moins une information croustillante... Il ne me semble pourtant pas très étonnant que le héros national de l'Uruguay, qui a son buste dans tous les commissariats et sa statue à cheval sur toutes les places de village, se soit payé une concubine indigène avant d'épouser sagement sa cousine...

Mais ce que nous explique Luna est plus compliqué que cela : il y a l'histoire officielle et celle que l'on se murmure avec des airs de conspiration. Il y a le grand général Artigas, défenseur de la nation uruguayenne et de son indépendance, célébré en grande pompe, et il y a le vengeur Artigas, défenseur des pauvres, anti-nationaliste, pourchassé jusqu'à finir sa vie en exil, pauvre et isolé. «L’Uruguay se cherchait un héros, alors ils ont récupéré Artigas en racontant des histoires à dormir debout : il n'avait aucune conviction nationaliste, il rêvait d'une grande Amérique du Sud, unifiée et égalitaire. Pendant une dizaine d'année [de 1811 à 1820], il a eu le pouvoir de développer une réforme agraire en expropriant les riches propriétaires, pour contrer l'accaparation des terres entre quelques mains et les redistribuer aux plus pauvres, avec, par ordre de priorité les Indiens et tous les sans-terres. C'est pour ça que les Anglais et les Portugais ont allié les forces du Brésil et de l'Argentine pour l'anéantir et rétablir un Uruguay à leur botte. Et c'est aussi pour ça qu'il est important de savoir qu'il a eu une femme indienne».

Roberto observe Luna d'un air goguenard : «Artigas, un révolutionnaire ? Il était lui-même propriétaire de 150.000 hectares de terre... C'était un mercenaire, un populiste... Les gauchistes aussi ont tenté de le récupérer dans les années soixante. Ils ont accusé «l’État soumis au capital» d'avoir souillé sa mémoire, et ils ont inventé un autre Artigas : le héros populaire, le brigand défenseur des pauvres, indépendant et fougueux, anarchiste et gaucho...».

Luna ne se laisse pas faire : «On ne saura jamais qui il était vraiment mais ce qui est important, c'est que les terres ont été redistribuées et que ça a tenu... quelques années». Et cela au moins, Eduardo Galeano le confirme : «L'oligarchie liée aux puissances étrangères releva la tête et se vengea. De 1820 jusqu'à la fin du siècle, les patriotes pauvres qui avaient bénéficié de la réforme agraire furent expulsés, pas la violence et dans le sang. Ils ne conservèrent d'autres terres que celles de leur tombe [et] les actes de propriété établis sous l'autorité d'Artigas perdirent toute valeur».

Aujourd'hui, Roberto et Luna le racontent de concert : ces dernières années, on dit que ce sont plus de 12'000 petits propriétaires (possédant moins de 200 hectares) qui ont été contraints à vendre leur terre. Le frère de Roberto s'est suicidé en 1989 parce que ses 60 hectares, ce n'était résolument pas assez pour vivre. Et voilà, en quinze ans, l'hectare est passé de 700 à 7000 dollars US. L’État n'exerce aucun contrôle sur la vente des terres et c'est un tiers des douze millions d'hectares de terre agricoles uruguayennes qui appartiennent aux investisseurs étrangers qui misent sur de l'exploitation de très court terme, qui rime avec pollution, destruction, exploitation et spoliation des richesses vers l'étranger.

Les restes d'Artigas, religieusement conservés au cœur de Montevideo dans un mausolée sous la Plaza Independencia, se retournent-t-ils sur eux-mêmes de rage ou de désespoir ?

Invisibles

Mercedes, sur les rives du Rio Negro, il est 15h, il fait très chaud. Nous nous réfugions dans un petit restaurant. Nous discutons des spécialités italiennes de la carte. Une femme, attablée à deux pas, sourit en nous écoutant. Nous nous perdons entre les agnollotis, les raviolis et les cannellonis. Notre voisine fait la grimace, s'agite sur sa chaise, puis, n'y tenant plus, plonge par-dessus nos épaules pour corriger l'approximation de nos commentaires gastronomiques. Une minute plus tard, elle nous raconte sa vie. Chantal aime parler français. Elle est née en Uruguay et y a toujours vécu. Mais elle se dit française, à moitié belge, à moitié savoyarde et encore pied-noire d'Algérie.
Toute à son enthousiasme, Chantal déroule en trois phrases l'histoire récente des colons «français» d'Uruguay. D'abord, au milieu du siècle dernier, la migration de villages entiers depuis la Wallonie, le Valais, la Haute Savoie et le Piémont : elle raconte la misère paysanne de l'entre-deux-guerres et la découverte de l’Éden des rives du fleuve Uruguay. Elle décrit le mythe de terres aussi vierges que fertiles. Les Indiens sont absents de son récit : c'était un monde simplement vaste et vide, où tout était à prendre, à force de travail. Un monde où la colonisation consistait en la fabrication d'un bonheur mérité, par et pour des gens pauvres et courageux. Puis elle parle des Français d'Algérie, pauvres eux aussi, qui fuyaient la colonie nord-africaine à la vieille de son indépendance. Une fois de plus, on ne parle pas des colonisé-e-s. Peuples indigènes d'Algérie ou d'Uruguay ? Chantal nous raconte la francophonie, le mélange des «Français» avec les autres peuples d'Europe qui ont construit, eux aussi, des villages colons sur le bord du fleuve. Elle critique Colonia Ofir, colonie allemande à trente kilomètres d'ici, où «ils ne se mélangent vraiment pas», mais évoque aussi l'anglaise Casablanca, la russe San Javier et l'allemande Nuevo Berlin qui sont «tout à fait intégrées et ouvertes». La semaine dernière, nous sommes passées par ces villages, où nous avons effectivement remarqué, plus nombreux qu'ailleurs dans le pays, les cheveux blonds, les yeux et les peaux claires. Chantal nous parle de migrations vieilles de deux ou trois générations, puis, sans transition, nous raconte avec autant d'enthousiasme la colonisation d'aujourd'hui. Se bousculent pêle-mêle les images des «ingénieurs européens qui viennent pour les usines», des fonds de pensions américains qui rachètent les «terres à eucalyptus» et des panneaux gouvernementaux annonçant, tout le long de notre route, la poursuite du «programme de colonisation». Chantal en est convaincue : «Ceux qui critiquent, c'est qu'ils sont jaloux». Ni gêne, ni honte, la raison de l'argent et du développement sont à l’œuvre. Je demande : «Mais qui critique ?». Elle cherche un moment : «Je ne sais pas... les autres... personne».
Nous avions lu que les Indien-ne-s avaient tous été exterminé-e-s, que l'Uruguay n'avait pas été une terre d'esclavage ou si peu. Mais Luna est indienne, charruas et elle nous le dit avec rage : «Des Indiens et des nègres ? Il y a beaucoup plus qu'on ne veut bien le voir. Ils ont honte : ce pays est tellement raciste que les rares descendants de ces peuples martyrisés nient leur filiation et insistent sur leur sang blanc». Nous découvrons l'architecture coloniale encensée par les guides touristiques. Chaque ville a sa «Calle (rue) Colon» et ses statues de conquistadors. Et la parenté du peuple uruguayen avec le monde européen est célébrée en toutes occasions. Il n'y a aucune honte de ce côté-là.

Deux jours plus tard, à force de questions, Javier nous parle des «guerres de pacification» qui ont eu lieu quelques centaines de kilomètres plus bas, au sud de Buenos Aires. Ici comme en Uruguay, l'enjeu de la colonisation était l'appropriation de terres et (donc) l'éradication du «problème» indigène. La capitale argentine rechignant à exposer ses troupes aux «sauvages», a fini par envoyer des armées d'esclaves déportés d'Afrique s’entre-tuer avec ceux qui défendaient encore leurs terres dans la pampa. Quoi de mieux pour étouffer la résistance des invisibles, que de leur opposer seconde armée d'invisibles?

Nous sommes invitées dans cette réunion indigéniste. Une femme tient un long discours sur la lutte pour la reconnaissance des peuples indigènes. Les mots se bousculent et je me concentre sur le décor : une petite pièce de sous-sol, aucune affiche au mur, la fenêtre bien calfeutrée, la lumière électrique. Nous nous sommes engouffrées là en prenant soin de faire comme tout le monde, dans la pénombre et en silence. Nous avons été accueillies chaleureusement mais avec chuchotements. Pourquoi cette discrétion ? Doit-on y voir les marques anciennes de la dictature, la peur qu'elle a scellée dans les cœurs ? Ou bien la revendication indigéniste est-elle, quand l'histoire officielle lui refuse toute existence, réellement subversive ? Les curiosités se tournent soudain vers moi, m'arrachant brutalement à ma rêverie. On me présente comme «militante» en France et on me demande si «nos» luttes ressemblent à celle-ci. Désarçonnée, je bafouille, lance des correspondances hasardeuses : «Le contexte historique n'est pas le même... Chez nous, on ne parle pas de luttes indigènes dans le même sens, on ne considère pas le territoire métropolitain comme la «conquête de terres indiennes», comme la spoliation des richesse autochtones... mais les colonies françaises se sont étendues à travers le monde entier et des voix s'élèvent depuis quelques années, qui se revendiquent «indigènes de la République» ou indigènes tout court. Ce sont des personnes issues de l'immigration, des anciennes colonies, notamment du Maghreb. Elles dénoncent la persistance du colonialisme dans les structures de l’État et des politiques industrielles, elles pointent le racisme intégré et institutionnel en France, le régime des frontières en Europe...». Je raconte par bribes les luttes de solidarité avec des personnes sans papiers, les mouvements dans les quartiers populaires, les liens entre exploitation, misère et racisme d’État. Et petit à petit me reviennent d'autres images. Des luttes auxquelles je n'ai jamais pris part. Celles des indépendantistes basques, bretons ou corses, qui parlent elles aussi d'occupation, d'oppression et de négation. Ai-je affirmé trop vite qu'il n'y avait pas d'Indien-ne-s sur le sol européen ? J'hésite à partager ces réflexions, j'ai peur de parler de ce que je ne connais pas. Mais le meilleur moyen de confirmer les puissants n'est-il pas de taire leur spoliations, de nier toute existence à ceux qu'ils veulent anéantir ?

Corned beef

J'ai quand même envie de parler du corned beef. En Uruguay, comme dans une grande partie des Amériques, en Australie ou en Nouvelle-Zélande, on produit de la viande à perte de vue. Quatorze millions de bovins promis à l'abattoir dans un pays qui compte 3,5 millions d'habitant-e-s.


À Fray Bentos existe donc un «musée de la révolution industrielle», ancienne usine Frigorifico-Anglo, qui passa des salaisons traditionnelles à la fabrication «d'extrait de jus de viande». Elle a tourné un siècle exactement, lancée dans les années 1860 sous la houlette d'ingénieurs allemands et d'investisseurs belges, avant d'être rachetée par des capitalistes anglais qui mirent la clé sous la porte dans les années 1970. L'usine employa jusqu'à 40'000 personnes... la ville de Fray Bentos comptant actuellement 27'000 habitant-e-s.

Nous parcourons les immenses frigos, les salles remplies de cuves, de turbines, de rampes et de billots. Une odeur acre m'envahit quand Fiona, notre guide, nous décrit les méthodes pour laver les bêtes avant l'abattage et pour les pousser de force vers leur mort. 8'000 bêtes tuées par jour à certaines périodes, plus de 200'000 pendant en une année à la «meilleure» époque... Les boîtes de corned beef Anglo prirent leur essor grâce aux deux guerres mondiales et à la guerre de Corée pour nourrir aussi bien les soldats nord-américains et anglais que pour leurs populations civiles rationnées.


Fiona travaille au musée quelques jours par semaine. Elle est uruguayenne, mère de famille et veut changer de vie. Tout en nous déroulant «le cycle de la viande» elle nous confie qu'elle a un boyfriend à Londres et qu'elle est très heureuse de pratiquer son anglais avec nous : elle espère s'installer avec lui là-bas. Elle veut vivre un peu pour elle, après avoir vécu pour sa famille pendant quarante ans. Ses yeux brillent en nous livrant tout le bien qu'elle pense de l’Angleterre, tandis que je me remémore la colère d'Eduardo Galeano à ce sujet : Frigorifico-Anglo est pour lui l'exemple typique de la spoliation des richesses du Sud par les puissances du Nord : au temps de plein rendement de l'usine, 6'000 boucheries vendaient à Londres ses boîtes de corned beef, pour quatre fois le prix-usine, tout en laissant l’État uruguayen subventionner l'entreprise déficitaire. Je me concentre un peu pour dépasser ma répugnance de végétarienne et ma désapprobation de l'élevage, afin d'assimiler cette critique de l'imbrication entre capitalisme industriel et colonialisme.

Aujourd'hui, l'usine est fermée mais l'exportation de viande continue et de nouveaux abattoirs frigorifiques ont ouvert leurs portes comme à Casablanca, un peu plus au nord sur le fleuve Uruguay. Nous campons juste à côté et entendons les beuglements et les martèlements de métal tout au long de la nuit.

Le lendemain, je crois sortir de la boucherie pour contempler avec soulagement les chevaux sur la plaine. Mais Camilo, le dompteur de chevaux sauvages, me rappelle à la réalité : il dresse des chevaux pour le travail avec les bêtes. Ici, les cow-boys s'appellent «gauchos» et ils sont nombreux : l'élevage extensif signifie des milliers d'hectares à parcourir, alors on travaille à cheval. Camilo nous explique son travail, le temps passé dans les granges des estancias à dormir sur la paille et à se laver au seau d'eau, pour jour après jour domestiquer des montures qui n'ont pas encore vu d'humains de près. Il regrette la dernière innovation industrielle en date : la création d'abattoirs frigorifiques pour commercialiser la viande de cheval, qui a fait globalement grimper le prix des chevaux. Il y a peu, on pouvait acquérir un «potro» (cheval non débourré) pour 60 dollars US. Aujourd'hui, l'usine propose 600 dollars par bête et on n'en trouve plus à moins.

La tête me tourne de cette spéculation sur les êtres vivants que l'industrie transforme en produits et je ne suis pas sûre de vouloir remonter sur Tacuarembo pour assister à la pourtant très célèbre «Fiesta de la Patria Gaucha» où défilent cette année plus de 7'000 chevaux. Bien que ce soit une des rares ville du pays à porter un nom indien cette manifestation célèbre dans une ambiance très nationaliste la figure du gaucho (à ne pas confondre avec le gauchiste !) et des premiers colons tout à la fois. On y reconstitue comme à l'époque des maisons de village colon en torchis et en jonc, et des milliers de cavaliers y convergent pour s'exhiber en costume d'époque face à la foule.

Je me console en savourant une Fainá (galette de pois chiche frite), une pizzetas avec quatre centimètres de mozzarella et des pâtes fraîches ricotta-épinards : l’Uruguay compte de nombreux ascendants italiens et contrairement aux idées reçues, même si l'ambiance est gravement engloutie par la colonisation des pays riches, on ne s'y nourrit pas exclusivement de viande.

Désertification

Depuis Tacuarembo, les camions charrient du bois, beaucoup de bois. Pins et eucalyptus en direction du Sud-Ouest, les voilà à nouveau, mais cette fois ébranchés et entassés dans des cages grillagées. Toutes les cinq minutes, les coups de vents des poids-lourds, longs de huit ou dix mètres avec leur remorques, manquent de nous déshabiller, t-shirts relevés jusqu'au milieu du dos et, une ou deux fois par jours, nos casquettes jetées dans le bas côté. Ils foncent en direction de Fray Bentos, sur la rive orientale du fleuve Uruguay. La route est d'ailleurs en cours de réfection car, avec la chaleur, le ballet incessant des camions a creusé de profonds sillons dans le bitume. Nous tenons ferme nos guidons et, les premières heures, je me demande ce qu'on peut bien fabriquer avec des troncs à peine plus épais que mes jambes et débités en longueurs de deux ou quatre mètres. Mais bien sûr, ce n'est ni du bois d'oeuvre ni du bois franc: tout sera réduit en pâte à papier sur le fleuve. Au bout de deux jours, les routiers commencent à nous klaxonner de manière plus systématique. Les premiers temps, leur salut assourdissant semblait simplement dédié à nous prévenir de tenir plus fermement nos vélos lorsqu'ils nous dépassaient en tornade. Maintenant, ceux qui nous croisent de front s'y mettent aussi, avec force salutation de la main et pouces en l'air. Peut-être s'amusent-ils de nous retrouver sur cette "ruta 3 y ruta 24" trois cents kilomètres plus bas que la semaine dernière? Peut-être se passent-ils le mot par radio CB?

 

Sur les terre fertiles des abords de Paysandú, les champs de riz et l'élevage du centre ont laissé la place au sorgo, au maïs et au soja, à perte de vue. En traversant les villages, nous guettons les jardins potagers. En cinq semaines, j'en ai vu trois. Soixante kilomètres plus bas, un immense panneau de la "Compañia Forestal Uruguaya S.A." proclame la "Forestación sostenible" et la "Diversidad". L'image a été plantée à l'orée de nouvelles forêts silencieuses et immenses... d'eucalyptus. Coup d'oeil en arrière: au dos de la pancarte un slogan peint à gros traits traite les responsables de menteurs.


Karen nous dit: "Si les Argentins sont contre l'usine, c'est qu'ils sont jaloux. Ils ne supportent pas qu'un petit pays comme nous se développe si bien, juste de l'autre côté du fleuve. C'est pour ça qu'ils ont bloqué le pont international. Il y a même des Uruguayens à qui on a jeté des pierres, quand ils ont voulu passer la frontière..."

Je lis: "Entre 2002 et 2005, deux entreprises, espagnole et finlandaise, obtiennent l'accord du gouvernement uruguayen pour s’installer. Sur la rive opposée s’est rapidement constitué un mouvement de contestation, ancré dans les réseaux associatifs de la ville argentine de Gualeguaychú. Il dénonce la pollution du fleuve par cette usine. Dès 2004, les «asambleistas » commencent à couper de façon intermittente puis permanente le pont reliant la ville à Fray Bentos (jusqu'à y rassembler 40 000 personnes lors d'une manifestation en avril 2005). Réclamant le départ des usines au nom de la préservation de son cadre de vie, et forte de l’effervescence sociale et citoyenne des lendemains de la crise argentine de 2001, ce mouvement réussit à mobiliser le gouvernement fédéral argentin et la Cour internationale de justice de La Haye".

Mais Stefania enrage: "Toute cette opposition à la pollution n'a pas suffi à régler le problème: cela a freiné l'activité des usines pour un temps et on a espéré pouvoir développer à nouveau le tourisme dans la région. Mais tout est pollué, alors le tourisme, personne n'y croit bien... En plus, les usines ont gagné (La Haye a décrété qu'il n'y avait pas de preuve suffisante de pollution) et ils en construisent même une nouvelle, à Conchillas. Ça mobilise bien des ouvriers pour la construction mais, une fois en marche, il paraît que tout est automatisé là-dedans, alors à part des ingénieurs hollandais ou anglais... Et voilà, ici tout le monde crève!"

Et encore, ici, tournées vers le fleuve, personne ne nous parle de l'afforestation découverte en amont. Car ces forêts sont des déserts, sans faune ni flore, brûlant tout, appauvrissant les sols au lieu de les protéger, pompeuses d'eau au lieu de la retenir et condamnant ainsi les cultures locales et à petite échelle. Elles sont tellement sujettes aux incendies qu'elle sont enfermées-barbelées et surveillées par des miradors qui renferment peut-être les seuls êtres encore vivants de ces lieux.

Je voulais dans cet épisode parler encore de l'industrie d'extrait de jus de viande (corned-beef) qui a éte glorieusement développée puis anéantie, pour laisser la place aux producteurs de papier, dans cette même ville de Fray Bentos. Mais cela fait bien trop pour une seule journée. Je dirai seulement que le coucher de soleil était superbe hier sur le fleuve Uruguay et sur fond d'usine frigorifique géante abandonnée. À la beauté silencieuse de ces ossements de béton et de fonte, tout droit sortis de la révolution industrielle, se mêlait dans mon imagination les beuglements des millions de boeufs (sans mentir) ici abattus, ce qui donnait au tableau une mélancolie mêlée de terreur.

Ici aussi

Ici comme chez moi, les rôles semblent assez clairement définis.

Après des semaines à pédaler dans les plaines principalement peuplées de vaches et d'oiseaux, je réalise que nous avons croisé des dizaines de "gauchos", ces cow-boys de l'Uruguay, montant leurs chevaux à cru (ou avec une couverture et une peau de mouton jetée sur le dos de leur monture pour les plus douillets)... mais seulement une femme faisant de même.

Après des jours à remonter la côte de l'Atlantique sud et à contempler ses plages balayées par le vent, je réalise que je n'ai vu aucune femme surfer dans les rouleaux: elles attendent toutes leurs hommes sur la plage.

Ici comme chez moi, je vois que les routiers sont des hommes, et les femmes de ménage des femmes et ainsi de suite.

Et tous les jours, j'apprécie ces types qui nous interpellent si spontanément sur la route, pour nous demander d'où nous venons, pour s'émerveiller que "deux femmes seules" fassent ce voyage à vélo et pour nous lancer des "Suerte!" chaleureux. Mais je reconnais dans ces regards de femmes qui se détournent et dans leurs pas qui nous fuient, l'apprentissage que j'ai fait moi-même: on évite les inconnus quand on est une femme, il s'agit d'être accueillante dans sa propre maison, mais craintive partout ailleurs, puisque notre condition reste d'être faible et cible de maints dangers.

Ah! Lueur d'espoir: ces femmes sur les berges de l'Uruguay, non loin de la ville de Paysandú, qui vont à la pêche tout comme leurs hommes... mais ce sont elles qui plient et déplient la tente, qui préparent le maté, vident les poissons et font le repas (à part les grillades, une affaire d´hommes), s'occupent des enfants... pendant qu'il tiennent les cannes et tirent sur leur bombilla. Ici comme chez moi.

Ici comme chez moi, la tristesse et la rage de voir cette histoire se répéter. Ici comme chez moi, la fatigue de voir des militants se moquer de mon féminisme supposé. Ici comme chez moi, le plaisir de voir Marita, grand-mère de soixante-dix ans, s'enthousiasmer de mon féminisme bien compris.