updated 6:51 PM CEST, Jun 27, 2017

Bientôt...

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ENCORE UN PEU DE PATIENCE!

LES NEWS SONT EN ROUTE!

chronique féminista-voyageuse

Le patron est une femme


HAGURUKA UHANGE LTD. «C’est le nom que j’ai choisi pour mon entreprise, explique Fatuma Uwimana. Car mon entreprise, c'est ma vie et "haguruka uhange", ma philosophie de vie.» Huguruka uhange, deux mots qui trouvent en français de multiples interprétations: «lève-toi et innove» ou encore «ouvre tes perspectives, ne baisse pas les bras». A Kimironko (quartier au nord-est de Kigali), dans la boutique de vêtements où nous avons rendez-vous cet après-midi, la pétillante Fatuma raconte sa motivation, son envie d'entreprendre et sa détermination à innover, tous les jours, pour réaliser son rêve: créer et commercialiser des vêtements de qualité, des pièces uniques cousues à la main.

«Figurez-vous que l’année dernière, j’ai gagné un prix attribué par le Ministère du genre et de la famille à une femme particulièrement méritante, dit-elle. J’en suis fière, ce prix a récompensé des années de travail. Il m’a aussi rappelé qu’il faut diriger ses forces vers l’avenir: ne pas se reposer sur ce qui est fait mais trouver de nouvelles idées et les mettre en oeuvre.» Aller de l’avant, créer, développer son savoir-faire… Un objectif aux multiples facettes que la société rwandaise tout entière s’est fixé aux lendemains des événements de 1994 et que Fatuma semble personnifier à merveille. «Chaque jour est une opportunité pour inventer ou réinventer un vêtement.» Toutes les pièces que la couturière conçoit sont les témoins de sa créativité et de son dynamisme. «Innover pour se différencier pourrait être ma devise, lance-t-elle, un large sourire aux lèvres. A l'origine, je trouve mon inspiration dans la rue, en observant les passants. Ce sont eux qui m’indiquent les nouvelles tendances, les modes, les couleurs et les formes à privilégier.»

Je me concentre sur ma prise de notes car les réponses de Fatuma courent, précises, aussi vite que l’aiguille d’une machine à coudre sur le rebord d’un tissu. La discussion est vive. Pas de temps suspendu, ni d'hésitation. Fatuma est une femme d’affaires. Une femme qui a le rire communicatif. Elle a réussi et le dit avec mille mots, sous le regard enjoué de ses deux employées qui ne perdent pas une bribe de notre échange. Tout ce qu’elle raconte est expérience: expérience personnelle et expérience de luttes aussi. Car si aujourd'hui Fatuma peut se targuer d'habiller l'élite kigalienne, cela n'a pas toujours été le cas. Couturière de formation - une formation des plus classiques pour les jeunes filles au Rwanda - elle exerce ce métier depuis des années. «Petite, je créais des poupées en assemblant à la main des morceaux de chiffons colorés, explique-t-elle. Puis, j’ai longtemps travaillé dans le cadre d’une coopérative de femmes, comme il en existe partout à travers notre pays. Une activité accessoire qui me faisait gagner quelques sous, mais pas grand-chose.» Sa situation a en revanche changé il y a quatre ans, lorsqu’elle prend son indépendance et lance sa première ligne de vêtements. Ses confections, des pièces en tissu «Igitenge» (tissu traditionnel africain) ou faites d’étoffes soyeuses en provenance du Kenya, que l’on s’arrache à Kigali. Plusieurs hauts représentants du pays auraient déjà passé commande chez elle. Pantalons, peignoirs, pantoufles, sacs, nappes, bijoux en tissus, et j’en passe et des meilleurs. Un succès immense donc, estampillé «made in Rwanda», à la hauteur d'un travail… immense lui aussi, qu’elle accomplit quotidiennement, dans son petit atelier, débordant de tissus éclatants et de vie aussi.

Fatuma poursuit: «Je rêve de développer mon entreprise et de posséder des machines à coudre modernes, pour produire plus et plus rapidement». Mes yeux se posent sur les trois machines disposées sur un établi au fond de la pièce. Noires, luisantes, avec l’inscription «Butterfly» en lettres d’or sur le côté. Elles sont majestueuses, ces machines, mais elles fonctionnent à la force de la main. C’est-à-dire lentement. Fatuma m'explique que la réalisation d'un peignoir demande un jour entier de travail.

Les peignoirs qu'elle confectionne sont splendides. J'en choisis un ligné, vert et rouge. En payant, je ne peux que constater combien il est rare d'acheter un article dont on connait à la fois la provenance, l'exact processus de fabrication et même, celui ou celle qui l'a créé. Faire connaissance avec Fatuma, visiter son entreprise et découvrir son univers de travail, m’a permis de saisir un bout de l'histoire du vêtement que je viens d'acquérir. Celui qu'une artisane a réalisé lentement, certes - en comparaison avec les rythmes de production des grandes marques - mais manuellement, lui prodiguant ainsi une valeur toute singulière. Les vêtements qui garnissent nos garde-robes ont-ils cette même valeur ? Je parle là de ceux qui sont fabriqués à la chaîne, par des ouvrières dont les conditions de travail sont souvent douteuses, voire déplorables. Est-ce que dans ces usines-là, on ose prendre le temps de rire, comme les deux employées de Fatuma, chaque fois que je posais une nouvelle question ? Est-ce que dans ces usines-là, il y a de la place pour les couleurs et la vie que j'ai trouvées dans l'atelier de couture de Kigali ? Fatuma l'artisane, la créative, attachée à la qualité de sa production, me glisse encore quelques mots qui finissent d'effacer les tristes images d’une production de vêtements à grande échelle: «Je rêve de donner un cours dans une école de couture à Kigali. Ce cours s'intitulerait sobrement "couture et créativité, osez innover!"»

Haguruka uhange… Lève-toi et innove.

Photo © Joëlle Rebetez, Kigali - 2014, Fatuma, couturière et entrepreneure à Kigali. Devant elle, sa machine à coudre.

Femmes de foot!


«Sais-tu que l’entraîneur de l’équipe rwandaise de football féminin est une femme ?» me lance l’un des coaches du fitness à l’Hôtel Serena. Non, je l'ignorais. Et d’ailleurs, pour être tout à fait honnête, difficile d’imaginer qu’une telle fonction soit occupée… par une femme, les exemples étant si rares, que le Rwanda dispose d’une équipe nationale… féminine, et que des filles aient choisi de courir derrière un ballon… par passion.


Ce matin-là, alors que je transpire à grosses gouttes sur un tapis de course, le constat est amer : les préjugés contre lesquels j’essaie de me battre ont réussi à me rattraper. De surcroît, ils m'ont rattrapée sur un terrain qui devrait, par nature, être imperméable aux stéréotypes de genre, je parle là du sport et de toutes ses expressions. Comment expliquer la difficulté que rencontre mon esprit à associer les termes «football» et «féminin» ? Pourquoi je ne sais dire dans quel pays se tiendra la prochaine Coupe du monde féminine de football * ? Pourquoi je ne peux citer le nom de la meilleure joueuse de tous les temps ** ? Et pourquoi ces mêmes questions déclinées au masculin trouveraient, elles, immédiatement réponse ? Aucune excuse, sauf peut-être le fait que les préjugés sont enracinés profondément dans les consciences et qu’à cause d’eux, nous percevons la réalité de manière restreinte, approximative ou incomplète. Munie de ces œillères invisibles, j’aurais certes découvert la belle ferveur des supporters des clubs de l’APR, du Rayon Sports ou de l’AS Kigali alignés cette saison dans le Championnat masculin rwandais mais serais passée à côté de Marie-Grace Nyinawumuntu, 32 ans, à la fois entraîneure de l'équipe féminine nationale, entraîneure des équipes junior et senior de l’AS Kigali filles et également pionnière dans le développement du football féminin au Rwanda.

Le rendez-vous est fixé au Stade Regional de Nyamirambo. J’arrive vers 7h15 du matin et m'approche du terrain où des joueuses travaillent des enchaînements techniques sous l'œil attentif de leur entraîneure. «Dans un esprit d’universalité et d’égalité, le monde footballistique s’adresse en théorie à tout le monde, m'explique d'emblée Marie-Grace. Mais dans les faits, il laisse trop souvent les femmes sur la touche.» Marie-Grace sait de quoi elle parle. Elle n'est pas moins que l'une des premières joueuses de football au Rwanda, la première femme à avoir arbitré des matches de première division masculine, la première entraîneure féminine et la première femme diplômée de la Faculté des sciences de l’éducation et des sports de l’Université de Kigali. Rien que cela ! «J’ai grandi entourée de garçons. On jouait tous les jours au ballon et on ne vivait que pour cette passion». Si pour les garçons, le football a toujours été socialement légitime, il en allait autrement pour les filles. «A cette époque, notre culture n’était pas encore mûre pour accepter que des jeunes filles courent en shorts et en t-shirts, shootent dans le cuir, crient et s'approprient un espace de jeu dans la sphère publique. La pratique d'un sport par les filles était simplement mal perçue car traditionnellement, elles avaient plutôt leur place à la maison pour s'occuper des tâches ménagères». Marie-Grace a littéralement défié la tradition, les représentations sociales qui avaient cours dans le village qui l'a vue grandir, les regards désapprobateurs de certains habitant-e-s et l'autorité parentale : «Même si je me faisais punir régulièrement par mes parents qui apprenaient – par des voisins – que j'avais encore joué au football, j'y retournais le lendemain, c'était plus fort que moi.» Personne n'a réussi à l'éloigner de sa passion certes, mais personne ne lui a apporté de soutien non plus, excepté ses copains de jeu qui ont reconnu en elle une excellente tacticienne. Et ce, encore aujourd’hui. On comprend mieux pourquoi elle a fait de la promotion des filles dans le football un combat personnel.

«Chez vous, sur le continent européen, comment les filles qui jouent au football sont-elles perçues par la société ?» A cette question, j’ai presque envie de répondre que la situation n'est pas bien différente, voire pire ! Je lui fais alors part de quelques anecdotes. Celles de Sepp Blatter qui avait, il y a une petite dizaine d'années, suggéré que les footballeuses portent des mini-shorts pour attirer les téléspectateurs. Je lui rappelle également que Manchester United n'a jamais pris la peine de constituer une équipe féminine et que c'est seulement cette année, pour la première fois en Europe, qu'une femme - Corinne Diacre - dirige un club professionnel de football masculin (le Clermont Foot 63). Je lui avoue même que j’ai failli repartir en Suisse sans avoir connaissance de l’existence du football féminin rwandais… Marie-Grace en rigole. Elle n'est pas surprise par ma réponse et poursuit: «En créant cette équipe en 2008, j'avais de nombreux objectifs : offrir à des jeunes filles un endroit sécurisé pour s'exprimer, pour s'investir dans une activité positive et pour participer à construire leur estime de soi. Mais également leur permettre de s'émanciper, de lutter contre certains obstacles de la vie quotidienne ou de contrebalancer les moments plus durs de vie.» Défier les normes de genre aussi ? «Oui, il était important pour moi de démontrer que les filles sont capables, autant que les garçons. Je souhaite le prouver à tous et surtout, j’aimerais que les filles prennent conscience de leur potentiel.» Et l'entraîneure d’ajouter : «Promouvoir le genre à travers le sport est ma modeste contribution pour le Rwanda. Je vois dans le football féminin et le football en général une manière de se réconcilier et de construire une forte solidarité, cette dernière ayant été malmenée à un certain moment de notre histoire.»

En fin de discussion, nous aboutissons au constat qu'en Europe comme en Afrique, nous partageons les mêmes conceptions du sport mais également les mêmes défis et objectifs en matière de promotion de l'égalité. Il s'agit ici et là de modeler l'histoire du sport, non plus par la division et la discrimination, mais par la valorisation des athlètes féminines, au même titre que leurs confrères, en leur accordant une bonne couverture médiatique et en engageant suffisamment de moyens pour permettre aux sportives d'évoluer harmonieusement dans leurs disciplines. D'accord, les mentalités ont déjà changé. Un peu. Lentement. «Les mentalités évoluent avant tout quand on démontre que c'est possible», note encore Marie-Grace.

* Au Canada, l’année prochaine.
** Elle s’appelle Marta Vieira da Silva. Elle est brésilienne et évolue actuellement au poste d’attaquante au FC Rosengard, club suédois de football féminin fondé en 1970 à Malmö.

Photo © Joelle Rebetez,  L'heure du briefing, Marie-Grace prodigue de nombreux conseils stratégiques.

 

Road feminism


Ce jour-là, une semaine exactement après mon arrivée à Kigali, mon reportage sur le thème des femmes entrepreneures débute avec l’interview de Vestine Mukeshimana, 34 ans, pionnière dans le domaine des transports, un secteur largement occupé par la gent masculine. Sylvia Umurungi, une étudiante rencontrée la veille au «Blue Café» m’aide à organiser l’entrevue et m’accompagne sur le lieu du rendez-vous.


Il doit être quatre heures de l’après-midi. Nous arrivons à Nyarugunga, un quartier coincé entre la route nationale 3 et l’aéroport, district de Kicukiro. Là, se tient une station-service faisant également office d’épicerie, d’arrêt de bus et de parking improvisé pour les «taxis-motos» à l’affût de leurs prochains clients. Sous un soleil qui fait lever la poussière et suer l’asphalte, les voitures filent à grands coups de klaxon vers des lieux plus paisibles. L’endroit est fréquenté. Nous pénétrons dans le premier bistrot qui se présente à nous. Quelques clients accoudés au bar suivent attentivement la rediffusion d’un match de football. Ils se passionnent pour leur équipe et sirotent une Mutzig, une bière très populaire ici, produite à Gisenyi, non loin de la frontière congolaise. A l’arrière du bar, s’étend une cour en terre battue. Deux tables isolées et quelques chaises en plastique y sont vaguement disposées. Nous choisissons la table dans le coin, au calme. L’entretien peut maintenant commencer. Une rencontre rythmée par trois. Imaginez le décor : trois filles qui ne se connaissent pas encore, trois langues de conversation - français, anglais et kinyarwanda -, trois Coca et trois heures d’entretien. Sylvia Umurungi pour la traduction, Vestine Mukeshimana pour le rôle principal. Et moi, la chance de recueillir un bout de l’histoire de cette jeune femme.


Vestine connait Kigali comme sa poche. Chaque jour, casque bleu vissé sur la tête, gilet officiel sur le dos, elle avale des dizaines de kilomètres, au centre-ville, dans les quartiers animés de Nyabugogo et de Remera gare. Son service commence à l’aube et finit rarement avant 20 heures, ceci cinq jours sur sept. Vestine exerce le métier de «taxi-moto». Impossible de ne pas les croiser, ces taxis sur deux roues qui sillonnent la capitale d’un bout à l’autre, de jour comme de nuit. Ils ont toujours la priorité sur les autres usagers de la route (!) et vous conduisent n’importe où en ville, pour quelques centaines de francs rwandais (un ou deux francs suisses). Un moyen de transport réputé dangereux - on ne compte plus les accidents impliquant un taxi-moto – mais pratique et rapide. A Kigali, il y aurait entre 10'000 et 15'000 véhicules immatriculés. Au volant, des motocyclistes entre 18 et 35 ans qui gagnent plutôt bien leur vie, grâce à cette activité lucrative. Ah oui, j’allais presque oublier : tous les taxi-motos sont conduits par des garçons… à l’exception de Vestine.


Vestine aime sentir le vent s’engouffrer dans l’encolure de sa veste lorsqu’elle roule à vive allure. Seule aux commandes, elle est maîtresse de ses itinéraires, des passages qu’elle se fraye habilement dans le flot de la circulation et de l’espace de liberté qu’elle conquiert kilomètre après kilomètre dans le grand chaos urbain. Une passion qui remonte à son enfance. Chez elle, il y avait déjà une motocyclette qu’elle apprend à conduire avec son frère, aujourd’hui décédé. Jusqu’en 2008, Vestine travaille à la pompe, dans une station-essence KSS, entretemps rebaptisée Kobil. Tous les jours, la jeune femme voit défiler les taxis-motos du secteur. Lorsqu’ils font une pause, elle leur emprunte le véhicule pendant 30 minutes, parfois une heure et part à la recherche de clients. Le montant du deal ? 300 francs rwandais (40 centimes) et le reste est pour elle. Jusqu’au jour où elle conduit par hasard le «boss» de l’une des compagnies de taxis-motos qui, en découvrant cette conductrice hors pair, lui propose immédiatement de travailler pour lui. Vestine est la seule fille à se présenter sur 3200 candidats. La sélection est implacable, ils ne seront que 200 candidats à réussir l’examen. C’est ainsi que débute son aventure sur deux-roues.


«Mes clients, hommes et femmes, me portent une grande admiration, concède-t-elle. Admiration et étonnement aussi : à chaque nouveau client, c’est la surprise, tant il est rare de voir une fille à moto». Du côté de ses collègues également, elle suscite l’enthousiasme. Quelques-uns, un peu envieux de son succès, craignent même qu’elle leur pique leur clientèle… Car Vestine conduit bien. Elle sait adapter sa vitesse aux conditions de la route et aux souhaits de ses clients. Nombreux sont ceux qui ne veulent être conduits que par elle ! Ces marques positives l’encouragent à continuer, même si l’activité n’est pas toujours facile : trafic incessant, conditions météorologiques parfois difficiles, pollution, horaires continus. Son rêve ? Conduire un taxi-voiture ou un bus public. Elle prépare actuellement son permis de conduire. Une heure d’auto-école lui coûte environ 18'000 francs rwandais (23 francs suisses), c'est cher. Parfois, elle ne prend qu'une demi-heure de cours… Je la questionne ensuite sur son rôle de femme dans un métier masculin. Avec des mots choisis, elle explique qu’elle est consciente d’être une pionnière dans un secteur qui s’est toujours «pensé» au masculin. Sa présence bouleverse un modèle qui allait de soi jusqu’alors mais qui n’est pas immuable, l’exemple positif qu’elle transmet à ses clients, à ses collègues, mais aussi à ses enfants (trois filles et un garçon) le prouve. «Je suis contente de participer à la promotion des femmes de notre pays» dit-elle dans un éclat de rire. Plus sérieuse, elle ajoute : «Je crois que le contexte général est plutôt favorable à l'entrepreneuriat féminin et c'est bien ainsi. Tout le monde a droit à sa chance.»


La nuit tombe sur Kigali. Nous payons nos consommations au bar et accompagnons Vestine jusqu'à sa moto stationnée au bord de la route. Elle parle alors de ses enfants qu’elle éduque selon l’idée que chaque métier est ouvert à tous : «Il ne faut pas avoir peur de se lancer dans une activité qui nous plaît vraiment, peu importe ce que les gens en pensent». La jeune femme m'explique enfin qu’elle n’a pas vraiment eu le choix de s’imposer dans ce monde d’hommes : «J’ai dû trouver une solution pour faire face à des impératifs économiques depuis le décès de mon mari en 2007». Pari réussi. A noter qu'au «Pays des Mille Collines», nombreuses sont les femmes qui sont seules pour éduquer leurs enfants et pour faire vivre leurs familles. L’initiative individuelle est dès lors infiniment respectée. Car le pays, pour avancer, a besoin de personnalités entrepreneuses et porteuses de renouveau, de création et d’espoir. Des modèles neufs qui façonnent, même à petite échelle, le Rwanda de demain.


Lorsque je la remercie de l'entretien, Vestine a déjà enjambé sa motocyclette colorée. Son travail l'attend. Elle me donne encore son numéro de téléphone et me lance : «N’hésite pas à m’appeler lorsque tu as besoin d’un taxi et donne mon numéro à tes amis aussi !»

Photo © Joëlle Rebetez - 2014 / Les routes de Kigali n'ont plus de secrets pour Vestine, conductrice professionnelle de taxi-moto.

 

A l'imprimerie

 

Lorsqu’on séjourne à Kigali pour affaires et qu’on est amené-e à nouer de nombreux contacts, impossible de déambuler sans un laptop sous le bras, un smartphone à portée de main et surtout, sans un paquet de cartes de visite à dégainer dès que l’occasion se présente. "Sans carte de visite, tu ne fais rien" m’avait-on prévenue dès mon arrivée. Et moi d’être équipée d’un ordinateur portable flambant neuf, de deux téléphones, d’un agenda, de plusieurs bloc-notes mais rien qui ne se rapproche d’une business card. Ce constat posé, me voilà scotchée plusieurs heures à l’écran de mon ordinateur afin de créer une identité professionnelle. Puis en route vers l'imprimerie.

"Tu souhaites imprimer? Nous n'avons plus d'encre" me lance un employé, les yeux mi-clos. "Reviens vers 15 heures". Me revoici à l’heure dite, le pied ferme et le ferme espoir de repartir avec mes cartes de visite en poche. Espoir sitôt envolé lorsque j’entends: "Un collègue est parti à l'instant acheter de nouvelles cartouches d'encre, reviens demain". Aie, je n’ai nulle envie de refaire le chemin à pied jusque-là, sous un soleil de plomb, et encore moins pour la troisième fois. Et de surcroît, il me les faut, ces cartes, car un rendez-vous est fixé le lendemain avec une députée de la Chambre basse du Parlement rwandais. Je tente: «C’est urgent, je dois me rendre au Parlement pour discuter avec une politicienne.» Quelques mots fusent en Kinyarwanda avec l’une de ses collègues et le jeune homme saisit ma clef USB.

Pourquoi a-t-il si soudainement changé d’avis? Était-ce le fait d'avoir mentionné la plus haute instance législative du pays ou était-ce plus précisément l’argument politique ET féminin qui a joué en ma faveur? En évoquant ma prochaine rencontre avec une femme de pouvoir, j’avais — sans le vouloir — touché dans le mille. Rappelons ici que la Chambre des députés du Parlement rwandais est composée de 63.8% de femmes (51 députées pour 80 sièges) 1. De plus, la politique de promotion de la femme est l’une des priorités majeures du gouvernement ; le Président communiquant d’ailleurs régulièrement à ce sujet au sein du pays, comme sur la scène internationale. Les Rwandaises n'ont évidemment pas attendu d'être à l'agenda politique pour gagner leur place dans la société rwandaise. Au contraire, elles ont toujours eu leur mot à dire au sein de leurs communautés et de leurs familles. Ce qui est nouveau en revanche, c’est probablement l’image qu’une femme de pouvoir renvoie aux yeux d’un jeune homme. Une image inédite, façonnée par un gouvernement qui a très vite su mesurer les bénéfices à tirer d’une promotion publique et médiatique des femmes. La figure de la femme rwandaise moderne a par conséquent bouleversé la logique patriarcale et traditionnelle qui prévalait jusqu’alors, cela en moins de vingt ans. Avec l’arrivée des femmes dans les sphères publique, politique et associative, de nouveaux rapports sociaux de sexe ont émergés, ouvrant la porte à un monde qui ne se conçoit plus seulement au masculin neutre. Un rapport social de sexe - pour une fois inversé ! - en échange d’une centaine de cartes de visite? Oui, c’est possible!

Et justement, après l’impression des cartes, passons à la découpe. L’imprimeur sort un machin-truc made-in-je-n’sais-où supposé les trancher une à une, à la main ! La volonté de manier cette machine infernale est présente mais l’exercice s’avère bien trop laborieux. Je vois alors l’imprimeur empoigner un massicot qui trône sur de vieux cartons poussiéreux. Cela ira peut-être plus vite, pensai-je. Plus vite en effet, mais plus mal. Je constate que mes cartes sont découpées de travers, sans repère ni alignement. Dans un soupir à peine dissimulé, je lève les yeux et arrête un instant mon regard sur les murs qui soutiennent le plafond. Tiens, eux aussi sont de traviole! Et si ces murs avaient été construits à angle droit, est-ce que mes cartes auraient-elles pu l’être également?

De son côté, l’imprimeur se pose aussi quelques questions à mon propos. Car il s’agit certainement de la première fois qu’il conçoit des cartes de visite aussi tristes que les miennes… En noir et blanc, avec une fleur ridicule sur le coin gauche, quelle idée. Des cartes de visite «tellement suisses», tellement neutres, d’une discrétion qu’un banquier pourrait presque m’envier. Je jette alors un regard sur les quelques modèles exposés sur le comptoir central : les cartes sont toutes colorées, imprimées sur du papier avec reflets mordorés, métallisés brillants ou pailletés. Les plus sophistiquées ont même un relief qui leur prodigue un aspect des plus prestigieux. En comparaison, les miennes, fades et biscornues, font vraiment pâle figure. L’imprimeur, qui n’a perdu aucune de mes réflexions, me les tend et me recommande, sourire aux lèvres d’ajouter "pour la prochaine fois, un peu de bleu ou du jaune".
Oui, sans aucun doute, la prochaine fois, je rajouterai de la couleur !
 
1 Etat au 1 septembre 2014, www.ipu.org
 
Photo DR
 

 

Réveille-toi et innove !

 

Cet été, l'auteure a séjourné pendant plusieurs semaines à Kigali, capitale du Rwanda, dans le but de réaliser un reportage sur le thème des femmes entrepreneures. Partie avec son anti-moustique et son carnet de notes pour seuls bagages, Joëlle Rebetez nous propose en exclusivité une série de chroniques rédigées sous la forme d’anecdotes à la fois drôles et sincères et surtout, plusieurs portraits de femmes rencontrées au cours de son séjour. Elle nous parle aussi de féminisme ou, selon ses propres termes, d'un «féminisme de terrain» qu'elle a choisi d'expérimenter à travers le voyage, loin des contextes familiers.

Des doutes et un abonnement de fitness
Nous sommes le 27 juillet 2014, je franchis le portail de sécurité de l’Hôtel Serena, quartier de Nyarugenge, centre-ville de Kigali, Rwanda. Le vaste lobby de l'entrée est le théâtre des allées et venues incessantes des employé-e-s de l'hôtel, des hommes et des femmes d’affaires ainsi que des touristes de passage. Je m’installe au coin d’une table sur la terrasse qui surplombe la piscine extérieure, sors l’ordinateur coincé au fond de mon sac à dos et demande au serveur le code wifi. Je pense alors au projet qui m’a amenée au cœur du continent africain, dans ce tout petit pays, tellement petit qu’on ne le distingue plus lorsqu’on le pointe du doigt sur une carte géographique… Un peu comme la Suisse, d’ailleurs. Mais la surface du «Pays des mille collines» est encore plus restreinte, 26'000 km2 pour une population s’approchant des 12 millions d’habitant-e-s.

Ce séjour au Rwanda est en préparation depuis plusieurs mois. A l’origine, l’envie de partir à la découverte d’un pays en pleine reconstruction, 20 ans exactement après les événements de 1994. L’envie aussi de se lancer sur les traces de femmes entrepreneures et d’en faire un sujet de reportage. Un reportage sur les femmes, réalisé par une femme. Mettre en lumière le parcours de «femmes modèles» ; je parle ici de celles qui travaillent du matin au soir pour s’en sortir, qui créent, qui innovent par passion, et souvent par nécessité. Des femmes de courage ayant, au lendemain du génocide, lancé un atelier de couture, fondé une clinique médicale au centre-ville de Kigali, repris les rênes d’un village de campagne au sud de la ville Butare ou encore appris à conduire un taxi-moto, métier habituellement exercé par des hommes. Fatuma, Pétronille, Speciose, Vestine et bien d’autres, dont les portraits et les destins entrepreneuriaux seront dévoilés au fil de cette série de chroniques, me permettront de restituer, à travers une perspective strictement féminine, quelques images du Rwanda, tel qu’il se présente aujourd’hui. La promotion des femmes est, paraît-il, l’une des priorités de la politique gouvernementale. Un gouvernement conduit d’une main de fer par Paul Kagamé qui, en véritable CEO à la tête d’une vaste entreprise, veut transformer le Rwanda d'ici 2020 en hub économique et financier pour toute la région de l’Afrique centrale. 

Lorsque je commande ce jour-là mon premier «African tea» - thé noir accompagné d’un nuage de lait et d’une pointe de gingembre - les contours de mon projet sont encore flous, pour ne pas dire inexistants. Et pour être tout à fait franche, je n’ai en poche que les coordonnées de deux ou trois personnes, glanées au hasard de mes recherches sur le net et auprès d'une amie suisso-rwandaise – «Tu verras, des femmes entrepreneures, on en trouve à tous les coins de rue» m'a-t-elle confié juste avant mon départ. Ce travail, je dois donc l’imaginer et le mettre en œuvre de A à Z. Comment m’y prendre ? Où trouver des cheffes d’entreprise ? Comment les aborder et les convaincre de m’accorder un entretien ? Face à tant de questions qui ne peuvent trouver immédiatement réponse, j’établis un plan d’action en trois points : a) parler du sujet de mon reportage à toutes les personnes qui croiseront mon chemin, b) imprimer des cartes de visite et les disperser aux quatre vents et enfin c) trouver un club de fitness pour conjurer mes angoisses du moment et m’assurer au moins un rendez-vous fixe par jour !

L’abonnement de fitness, je peux le conclure directement à l’hôtel Serena pour la modique somme de… 250 USD, un luxe sans commune mesure. Mais si je dois rentrer bredouille en Suisse, j'aurai quand même pu m'accorder un peu d’exercice quotidien. Je ne sais alors pas encore que ce fitness se révélera très vite un point de départ essentiel pour la réalisation de mon reportage. En effet, j'y rencontrerai plusieurs personnes-ressources qui n'hésiteront pas à m’ouvrir leur carnet d'adresses. Quant aux cartes de visite, elles sont, à Kigali encore plus qu’ailleurs, indispensables pour avoir ses entrées…

Urambona Ikigali !*

*Traduction en français du Kinyarwanda : Kigali, me voici !

Photo,  Vue sur Kigali. Le quartier d'affaires se développe au cœur de la ville, © Joëlle Rebetez - 2014

Question de classe

Stratégies d'apprentissage N°2.

À trente ans et presque toutes mes dents, je continue de me former au métier de plombier-chauffagiste...
Immersion en entreprise, pause de 10 heures :
 –    Ça doit pas être facile pour vous, cette ambiance «ouvrière»...
Mais de quoi parle-t-il ?
 –    En tous cas, s'ils vous embêtent, faut m'en parler.
Et ça recommence... Le premier à m'avoir tenu ce discours était mon formateur. Le suivant, le responsable de mon centre d'apprentissage. Et voilà que c'est au tour de mon boss... Diplômés, intellos, cadres, blancs, entre 40 et 50 ans ou la combinaison de tout ça. Des types en position de pouvoir, méprisants au possible envers ces soi-disant «ouvriers attardés-machos-un-peu-bronzés».
 –    En tous cas, s'ils vous embêtent, faut m'en parler, hein.
Il a dit ça bien fort, devant une dizaine de collègues. Alors cette fois, je réponds du tac au tac : «Ouh là ! J'ai rencontré bien plus de machisme chez les profs et les patrons que chez mes collègues... Vous feriez mieux de balayer devant votre porte». Le chef d'atelier ne relève pas... et une semaine plus tard, je suis toujours en poste. Je m'imagine alors que ça va peut-être devenir plus facile.

Mais dix jours plus tard, je ne m'en sors plus si bien. Un de mes collègues m'a dans le collimateur. Alors que je l'évite consciencieusement, il ne perd pas une occasion de me critiquer, de me lancer des reproches cinglants. Je ne sais pas ce qu'il s'est mis en tête, attirance ou aversion, mais il est agressif sans raisons apparentes, je le mets hors de lui par ma seule présence. J'ai essayé de riposter une fois ou deux en lui renvoyant ses vannes en boomerang, comme le font les autres types de l'atelier, humour l'air de rien, sans me démonter. Mais ça n'a fait qu’augmenter la tension : il me regarde de plus en plus méchamment. Un sentiment d'insécurité qui monte. Jusque-là, j'avais attendu que la plupart des collègues se soient changés pour entrer à mon tour dans le vestiaire et me déshabiller. Mais j'ai peur de me retrouver seule face à lui, alors je m'engouffre dans le vestiaire en même temps que les autres. Regards goguenards : mon casier est tout au fond du vestiaire et je dois donc passer devant toute la troupe qui glousse à mon passage. Double allée de regards en coin et de remarques ambiguës. Deux fois par jour, la même épreuve du vestiaire. Un autre matin, un autre soir, encore un matin, et après deux semaines de ce petit jeu, je suis vraiment épuisée. Les relations se sont tendues avec plusieurs types qui n'ont pas aimé que je ne sourie pas à leur blagues. Je monte demander au chef si je peux me changer dans une autre pièce ou si, au moins, je peux obtenir un casier à l'entrée du vestiaire pour échapper à la double haie d'honneur jusqu'au fond de la pièce. Il me répond qu'il va voir ce qu'il peut faire. Et quelques jours plus tard, convocation dans son bureau :
 –    J'ai réfléchi pour la situation du vestiaire. Vous êtes la seule femme ici, alors je crois qu'on ne va rien pouvoir faire...
 –    Mais justement...
 –    Oui justement, vous comprenez, si vous étiez plusieurs, on pourrait envisager deux vestiaires, mais là... Ce serait vous donner un statut particulier, faire de vous une chose à part. Je pense que ce n'est pas bien pour votre intégration dans l'équipe. On ne peut rien faire de plus. Faut vous durcir... ou bien accepter que ce boulot n'est pas pour vous.
Je n'ai pas le temps de protester qu'il poursuit :
 –    Mais j'ai quand même pensé à vous !
Et, tout fier, il me montre une affiche qu'il vient d'imprimer, affiche de sensibilisation contre les violences faites aux femmes... en Argentine. Il l'agite en souriant devant mes yeux, puis la remet, soigneusement, au fond d'un tiroir. Je suis abasourdie, mais cette fois pas plus de quelques secondes (à force d'entraînement, je commence à  réfléchir plus vite) :
 –    Ah, c'est vraiment gentil ! Mais pourquoi me montrer ça ?
 –    Parce que ça concerne la Femme ! Et vous êtes la Femme de notre boîte, ce n'est pas rien. J'espère que vous comprenez qu'on vous respecte.
… Vous savez quoi ? C'est vous qui êtes concerné, pas moi. Elle est pour vous cette affiche. Pour votre fils, vos collègues et pour l'équipe de direction.
Je sors du bureau en trombe. Si je trouve des alliés, ce sera du côté des ouvriers.

Photo DR

Question de genre

Stratégies d'apprentissage n°1.

À trente ans et presque toutes mes dents, je décide de me former au métier de plombier-chauffagiste.
- «Comment on dit déjà ? Plombière ?
Le type me regarde l'air narquois. Son collègue enchaîne en me reluquant de plus belle :
- Nan... c'est plutôt un nom de pâtisserie la «plombière...».
Je ne dis toujours rien. Mon cerveau tourne à cent à l'heure, je cherche la réplique qui déviera la conversation de mes deux collègues vers un sujet moins glissant. C'est vrai qu'ils sont un peu désorientés, les pauvres, car sur les 35 apprentis que compte notre atelier-soudure, je suis la seule «femme» et, paraît-il, la seconde en dix ans.
- Et encore, la première, elle n'est pas allée jusqu'au diplôme, «congé maternité»... alors pour ce que j'en dis, si t'y arrives ma petite, chapeau !
Ils sont gentils dans cette formation. Prévenants. Tous des «adultes». Et ils savent que ça ne va pas être évident pour moi, alors ils prennent des pincettes, ils me font des compliments. Sur mes yeux, mon bleu de travail, mes chaussures de sécurité. Sympa, quoi.
- Je me demande comment les filles font pour toujours sentir bon...
- C'est pour qu'on sache qu'elles sont là, sinon, on ne s'en rendrait pas compte : elles sont tellement discrètes, bouches cousues, impossible de savoir ce qu'elles pensent !

Un compliment exemplairement sexiste... qui se transforme en reproche en moins de deux. Ils ont lancé ça bien fort dans ma direction, alors que je passais près d'eux en traînant un tube d'acier de trois mètres et une cintreuse hydraulique. C'est vrai que depuis mon arrivée il y a deux mois, je ne suis pas très bavarde (alors que d'habitude...). C'est un choix que j'ai fait, très consciemment, en début d'année : celui de jouer la fille réservée, me taire et observer, comprendre comment l'atelier fonctionne pour ne pas trop me griller... ai-je eu tort ? Je ne crois pas. Je garde la tête haute, les yeux rivés sur mon box de soudure. Quoi que je fasse, j'aurai tort à leurs yeux. Tort d'être silencieuse, tort de trop parler. Tort d'être trop habillée en «fille», tort de ne pas être assez féminine. Tort de ne pas être assez douée en soudure ou tort de trop bien y arriver. Je serre les dents et je continue.
- C'est vrai que tu sens bon.

Son sourire se veut complice et réconfortant... mon voisin de box n'a pas tout compris mais il essaie, lui aussi, d'être gentil. Je ne relève pas. Je ne suis pas encore assez en confiance pour lui avouer que c'est une stratégie, subtile, qui me fait mettre du parfum chaque matin, pour la première fois de ma vie, afin d'aller souder huit heures par jour !
Quelques mois plus tôt, pour me préparer à l’immersion, j'avais discuté avec plusieurs amies qui avaient, elles aussi, testé les métiers du bâtiment. Elles m'avaient raconté ces moments tendus, la difficulté à désamorcer la drague de certains, l'agressivité de certains autres. Et plusieurs fois, elles avaient évoqué des «pétages de plombs», des types qui en étaient venus aux mains, avaient voulu les frapper. Une de nos hypothèses étaient que certains ne supportaient pas ces femmes pas assez «femmes», qui les déstabilisaient sur «leur» terrain. Hors d'eux, leurs réflexes de confrontation se faisaient plus virilistes que classiquement sexistes, comme s'ils devaient se mesurer à ces hommasses féministes gouines carrément perverses.

J'avais retourné ces récits dans ma tête, réfléchi à mes propres forces. J'avais longuement hésité sur la stratégie à tenir. Je mesurais l'importance de tenir tête, d'assumer la différence, d'interpeller le plus grand nombre pour forcer les alliances et bloquer ces comportements. J'avais listé pour moi-même les enjeux, mon envie d'apprendre, les conditions de mon isolement pendant toute la durée de la formation. Et j'avais choisi. Choisi de me faire pousser les cheveux pour les retenir en queue de cheval et me tailler une frange, alors que je les portais court depuis mes seize ans et que les cheveux longs n'apportent a priori aucun confort dans la pratique de la soudure. J'avais choisi de m'habiller de manière plus féminine que jamais, alors même que je passais mes journées de formation en bleu de travail. J'avais choisi de me maquiller et de me parfumer pour la première fois de ma vie, pour m'enfermer dans un atelier-soudure surchauffé et écœurant des odeurs de graisse chaude.

J'avais choisi de subir un sexisme ordinaire plutôt qu'une confrontation viriliste, mélange de misogynie et d'homophobie.
Allais-je m'en sortir ?... Je vous en dirai plus au prochain épisode.

Homophobie

Le Marais, IIIème arrondissement de Paris, cols relevés et parapluies couleur de nuit. Un matin glacial et pluvieux de janvier, traversée du «Paris gay». Mon regard court le long des enseignes arc-en-ciel, s'arrête sur une vitrine à première vue silencieuse et sombre mais où scintillent le strass et les plumes qui brilleront dès l'après-midi, en pink and silver.

En janvier 2013, il y a un an jour pour jour, le déchaînement médiatique autour et contre le «mariage pour tous» battait déjà son plein en France. Je n'étais pas à Paris cette fois-là, mais Régine, une amie très proche, en était revenue glacée d'effroi. Un quai de métro à l'autre bout du quartier, côté Hôtel de Ville vers six heures du soir. Une vingtaine de personnes attendaient là, petite foule fatiguée, congestionnée par la journée vite avalée. Et soudain, le vacarme d'une autre foule, celle-là plus compacte, euphorique, menaçante. «LES PÉDÉS AU BÛCHER !». Voilà ce qu'ils hurlaient en chœur, déboulant en trombe, une trentaine d'hommes, jeunes, échauffés par la «Manif pour Tous» – comprenez «la manif contre le mariage pour toutes et tous» – qu'ils venaient vraisemblablement de quitter.

«Les pédés au bûcher !». Un appel au meurtre en bonne et due forme. Régine avait voulu les stopper, faire taire leur haine décomplexée. Mais aucun mouvement autour d'elle, aucun regard complice. Chacun chacune, comme ankylosé-e, regardait ses pieds. Elle avait eu peur. Peur de se faire tabasser devant tout le monde sans réaction, peur de s'exposer alors qu'elle ressemblait déjà trop à la gouine qu'elle assumait d'être chaque jour, mais pas sur ce quai de métro-là. Elle regarda ses pieds, s'engouffra dans la rame. Regarda encore ses pieds quand la bande sur-excitée s'installa à son tour, répétant ses horribles imprécations. Tête baissée et rage en dedans, elle serra la mâchoire jusqu'à sa destination. C'était en plein après-midi, en plein 2013, en plein Paris-capitale.

Quelques mois plus tôt, dans un parc, nous étions trois, étendues sur la pelouse. Camille nous lisait le journal, je massais les épaules de Sue. Nous commentions l'actualité, il faisait bon. Deux types s'étaient approchés. Ils nous avaient demandé deux cigarettes, puis du feu. Longues inspirations de nicotine, eux debout nous regardaient assises. Ils ne disaient rien, nous leur souhaitâmes une bonne journée et poursuivîmes la lecture. Après quelques pas hésitants ils s'étaient arrêtés à dix mètres de là, sur un banc de l'autre côté du bosquet.

Là-bas, entre eux, le ton étaient monté rapidement, l'un calmant l'autre qui s'énervait et vociférait : «C'est des gouines ! Des sales gouines !». Et les cris s'étaient amplifiés, des imprécations haineuses, qui nous étaient clairement adressées. Le type s'époumonait dans notre direction, le second le retenait et hurla à son tour «Barrez-vous, conasses de salopes !». Qu'avaient-ils vu ou cru ? Notre manière de nous toucher ? Notre look ? Nos cheveux un peu trop courts ou nos piercings ? Camille et Sue étaient restées calmes : nous étions au milieu d'un parc public, dans le soleil de l'après-midi, elles n'avaient pas peur de deux tristes types. Mais inexplicablement, leurs cris me glacèrent cette fois-là, plus profondément que toutes les autres fois où l'homophobie ambiante s'était faite menace. Un froid intense m'avait saisie, à claquer des dents. C'était mes tripes qui prenaient la mesure du danger. Ne pas savoir jusqu'où cette haine pouvait le mener. Il était réellement hors de lui...

La peur des coups ? La peur de se faire tuer. L'effroi de ressentir le dégoût et la hargne que nous suscitions chez un inconnu. Des personnes qui ne nous connaissent pas mais nous exècrent, pour ce que nous sommes, ce que nous paraissons, ce qu'elles croient voir de nous. Pas même pour ce que nous faisons ou disons (elles n'en ont aucune idée), mais pour ce que nous représentons à leurs yeux. Face à cette haine viscérale, ma peur devenait elle-même viscérale, démesurée, incontrôlable. J'ai pressé mes amies de partir. Le soleil chauffait moins fort. Je ne pouvais pas rester là une minute de plus.

Il y a une dizaine d'années, des amis gays avaient acheté un appartement ensemble. C'était le renforcement d'une vie commune, ma foi assez classique : s'endetter pour douze ans, trouver un nouveau canapé, soigner une vie de couple prévue pour durer. S'étaient alors présentées les questions plutôt classiques de partage des parts, d'impôt, d'héritage. J'avais demandé à Patrick pourquoi ils ne contractaient pas, à défaut de mariage, une union civile qui leur aurait donné quelques-uns des avantages matériels dont bénéficient les hétéros. Son visage s'était tordu en une grimace triste. Baptiste et lui y avaient réfléchi longtemps. Ils avaient bien sûr suivi les avancées de la loi, les débats sur l'adoption. Ils étaient descendus en manif aussi souvent que possible. «Mais tu comprends, rentrer dans les fichiers de l'état civil comme «homosexuels»... Et si un jour, le régime virait plus réactionnaire, plus autoritaire ? Et qu'ils décidaient de remettre les communistes, les roms, les juifs... ou les pédés dans des camps ? Tu comprends, on sera déjà sur la liste. C'est pour ça qu'on n'a pas voulu, même si c'est vraiment à notre désavantage au niveau matériel. Tu vas peut-être penser qu'on est parano, que justement, il faut continuer à rendre visible ce que nous vivons pour le banaliser... J'ai toujours pensé ça aussi. Et puis avec tout le militantisme qu'on a fait, on est fichés de toutes façons... Mais sur ce coup-là, voilà, on n'a pas réussi à passer le pas, pas encore.».

Janvier 2014, je marche dans Paris et j'enrage des frondes homophobes et racistes qui accompagnent les frasques de Dieudonné et les attaques contre Christiane Taubira. Mais ce sera l'objet d'un prochain épisode de ce voyage. Pour l'heure, je voulais parler un peu de cette peur qui accompagne certaines personnes au quotidien. Je crois qu'il est très difficile de saisir cette réalité sans la vivre. En tant que blanche, je peux par exemple comprendre en théorie le racisme, mais qu'éprouve-t-on lorsqu'on subit la haine raciste au quotidien ? Ce que je mesure en tout cas, c'est le privilège (relatif) dont je dispose (la plupart du temps), de pouvoir choisir de visibiliser mon orientation sexuelle ou pas. Il est assurément plus difficile de cacher sa couleur de peau et d'autant plus périlleux de retourner le stigmate pour en faire une revendication. En ce début d'année, je souhaite de la force et du soutien à toutes celles et tous ceux qui continueront à lutter, pour n'avoir pas peur d'exister et de se définir tel ils-elles l'entendent, et que leur fierté et leur combativité éteignent les bûchers.

Illustration: Exécution du chevalier de Hohenberg et de son valet pour sodomie sous les remparts de Zurich en 1482

La force des auto-stoppeuses

Chère émiliE, mon voyage en Uruguay est fini... De retour par ici et sur ton invitation, je continue le voyage dans les paysages plus familiers de ma vie quotidienne à l'européenne. Bonne lecture ! C.M.

«Vous avez pas peur ?». La question qui tue. Ou plus exactement, la question qui m'épuise...
Les pylônes électriques défilent en rythme sur le bas-côté. Une buse, puis une autre, puis une troisième, nous regardent passer en trombes, perchées sur la barrière qui longe l'autoroute. La campagne est blanche de neige. Je n'ai pas du tout envie de me retrouver coincée sur le bord de la route par ce temps.
 –    Peur ? Non pourquoi ?
 –    Quand même, une petite jeune fille comme vous, faire du stop toute seule...
Voilà, c'est l'éternelle question. Je fais du stop depuis une quinzaine d'année maintenant, été comme hiver, j'ai fait des milliers de kilomètres, je n'ai jamais eu de gros soucis.

Une fois seulement, je suis tombée sur un type qui m'a demandé de lui tailler une pipe. Je lui ai répondu qu'il tombait hors de mes horaires de boulot et, qu'en plus, mes tarifs étaient carrément trop chers pour lui. Il s'est tu et a même fait un détour de trois quarts d'heure pour me déposer à ma destination.

Une autre fois, il y a bien plus longtemps, un type s'était masturbé tout en conduisant, sans rien me demander, à 145 km/h sur l'autoroute. J'étais restée pétrifiée, attendant la prochaine sortie, 25 kilomètres crispée sur mon siège. Sans rien dire ou faire, j'avais demandé à descendre dans un souffle de voix, dès que possible. Il m'avait lâchée sur la bordure pourrie de la voie rapide. J'avais envie de vomir mais ce n'était pas à cause des virages. J'étais écœurée, comme salie. Et surtout tellement en colère d'être restée impuissante, de ne pas avoir hurlé au moment de la descente : «TU NE FAIS PLUS JAMAIS ÇA ! À PERSONNE !». Je m'en suis voulu un bon moment de n'avoir rien fait. Mais la nécessité de voyager était trop forte pour que ces regrets me dégoûtent de l'auto-stop et j'ai donc pris une série d'engagement vis-à-vis de moi-même : 1/ faire du stop toute seule seulement quand je m'en sentais l'énergie et toujours m'autoriser à refuser de monter dans une voiture ou à demander d'en descendre ; 2/ ne plus jamais culpabiliser de ces moments où «je ne le sentais pas» et 3/ dès que possible «éduquer» les automobilistes, pour qu'ils ne fassent plus ce genre de chose, ni à moi, ni aux suivantes...

«Ce n'est pas très prudent de voyager toute seule».
Encore un...
 –    Oh, moi ça va : je voyage assez souvent en stop, ça se passe toujours bien.
 –    Oui mais quand même, avec tout se qui se passe... ça ne vous fait pas peur ?
C'est parti...
 –    Non... Mais vous savez quoi, on me demande souvent ça. Et si on y réfléchit bien... c'est vous qui devriez avoir peur, vous ne pensez pas ?
Silence gêné du conducteur, je poursuis :
 –    Regardez : vous avez vos mains prises par le volant, vous roulez vite, vous tenez à votre voiture...
 –    Et ?
 –    Et j'ai les mains libres, je peux ouvrir la fenêtre et balancer tout le contenu du vide-poche dans le bas-côté, je peux tirer le volant d'un coup et nous envoyer dans le décor...
Il ne sait toujours pas quoi dire. Il avale sa salive et lance des petits regards inquiets sur son vide-poche. Je laisse monter sa peur en souriant calmement, un long moment. Puis je m'explique :
 –    Vous savez pourquoi je vous dis tout ça ? Pour vous montrer ce que ça fait, de jouer avec la peur des autres. Vous voulez un conseil ? Si vous prenez une auto-stoppeuse et que vous craignez qu'elle ait peur de vous, rassurez-la au lieu d'alimenter ses supposées angoisses. Parlez-lui de votre destination, de votre boulot. De vos enfants ou de vos vacances. Demandez-lui si elle a envie de discuter ou si elle préfère se reposer. Donnez-lui des signes que vous n'avez pas d'intentions sexuelles à son égard.»

Car oui, parfois j'ai un peu peur en stop. Et je veux bien voir cette peur comme un signal utile, une alerte qui doit me rendre vigilante. Mais je sais aussi que j'ai appris depuis l'enfance à me percevoir comme la potentielle cible d'agressions sexuelles, comme tous les petits chaperons rouges à qui on répète en boucle de ne pas parler aux inconnus. Je refuse de me faire bouffer par cette peur-là. Je veux apprendre à y faire face, savoir que je peux me défendre. Faire la différence entre ma peur et le danger.
Le type ne comprend toujours pas :
 –    Je suis désolé, il ne faut pas avoir peur de moi... Je disais ça comme ça, pour votre bien.
 –    Écoutez, «l'auto-stoppeuse qui se fait violer», c'est un imaginaire très répandu. Mais ce n'est pas comme ça que ça se passe... La quasi-intégralité des agressions sexuelles sont commises par l'entourage connu des victimes, pas par des inconnus dans des stations-service désertes. Alors je ne veux pas négliger ce risque, mais si je laissais cette peur me paralyser, j'aurais arrêté de voyager bien avant d'avoir l'occasion de me défendre. C'est ça que vous voulez ? Qu'on arrête toutes de faire du stop ? Vous croyez qu'on ne peux pas se défendre ?
 –    Non, non, vous avez l'air très forte...
 –    Alors si vous voulez nous soutenir, ne posez pas de questions qui nous ré-assignent à notre vulnérabilité fantasmée. Acceptez la force des auto-stoppeuses qui font face... et discutons d'autre chose !
 –    Oui mais...
 –    Et si vous continuez, je vais vous faire la liste de toutes les choses affreusement violentes dont je serais capable pour empêcher un type de me faire du mal. Mais honnêtement je préférais ne pas avoir à en arriver-là... Tenez, regardez ! Encore une buse, là, sur la barrière. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi elles aiment se percher le long de l'autoroute, avec ce vent froid...
 –    … Vous aimez le free-jazz ?

Savoirs enfouis

Gabrielle sait faire plein de choses. Elle sait aussi jardiner et se lancer dans le monde à vélo. C'est ma mère. En parcourant les routes de l'Uruguay, nous avons elle et moi cherché les potagers. Nous n'en n'avons pas trouvé beaucoup. Pourtant, nous avons vu défiler les petits terrains en pente douce autour des maisonnettes et des villas. Nous avons vu des pelouses et des bas-côtés tondus à la débroussailleuse, des prairies à perte de vue. Des terres qui nous ont semblé fertiles, sous un climat bienveillant. Mais pas de marchés ni d’étals isolés pour les producteurs locaux. Jusque dans les hameaux reculés et sur le bord des routes de dernière zone, des épiceries avec les mêmes légumes importés. «Vous ne jardinez pas ? – Non. Pas vraiment.»

C'est la fin du voyage, dans la banlieue de Montevideo. Surprise des dernières heures : Andrea et son mari ont la main verte. Lui est passionné de boutures, il y consacre de longues heures, les pots et les bocaux jonchent la petite terrasse ombragée, un mélange de plantes inconnues, de fleurs à peine écloses. Elle, plus pragmatique, plus planificatrice, fait des plans de tomates, de courges et d'herbes aromatiques pour partager avec ses voisines. Nous n'en croyons pas nos yeux : «Elles jardinent aussi ? – Pfff ! Personne ne jardine ici, sauf en temps de crise... c'est à ce moment-là qu'on réalise que les gens savent faire.» Andrea nous explique la crise bancaire de 2002 (rebond de a crise argentine de 2001). D'après elle, personne ne cultive de potager ici, ni dans les campagnes, ni dans le quartier. Ce n'est pas dans les habitudes. «Mais soudain, quand les gens ont vraiment commencé à manquer, tous ceux qui avaient un lopin de terre ont cultivé des légumes. Les techniques étaient là, transmises, acquises, en une seule saison.» L'année suivante, la situation économique s'était un peu stabilisée, beaucoup y avaient perdu, mais ce n'était plus la panique. Alors les jardins ont disparu comme ils étaient venus. «Maintenant, j'essaie de créer une dynamique dans le quartier, d'inviter les gens à continuer les jardins, à échanger les plans, les coups de mains et les petites techniques de chacune. Je trouve ça tellement important pour fortifier la dynamique communautaire ici... entretenir ce goût de l'entraide». Nous regardons de l'autre côté de la haie, une petite baraque vide, entourée d'herbes folles. Elle explique : "Avec la crise, ceux-là ont tout vendu pour partir en Espagne. Ils croyaient bien faire mais là-bas, ils ont pris la crise espagnole de plein fouet. C'était tellement dur en Europe qu'ils ont fini par rentrer... et cette fois, ils n'ont vraiment plus rien. Ils avaient vendu tous leurs biens pour partir, tu comprends.»

Jusqu'à la tombée du jour, Gabrielle et Andrea discutent de l'influence de la lune, du paillage et du broyat contre la sécheresse, des capucines contre la mouche du chou et des œillets entre les plans de tomate. Elles se parlent des légumes qu'elles ne connaissent pas et des savoirs enfouis que leurs vieilles voisines laissent perler goutte après goutte, avec tendresse et prudence à la fois. Je regrette de ne pas avoir pris quelques sachets de graines produites dans mon propre jardin, que j'aurais pu en échanger avec notre hôte.

En parcourant les routes de l'Uruguay, nous avons provoqué l’étonnement : «La mère et la fille ? 35 et 60 ans, toutes seules à vélo ? Deux mois ?». Souvent, l'admiration suscitée m'a un peu gênée... L'impression d'être renvoyée à mon lien supposé avec cette femme, ma mère : un lien viscéral, indiscutable et dense, à l'image de ce voyage fou. Une autre sorte de savoir enfoui, qui nous aurait tenues ensemble... Alors oui c'est sûr, une mère et une fille qui s'entendent bien et voyagent «seules et autonomes», c'est beau... Mais c'est aussi facile quand on a des papiers européens, les moyens financiers et le temps libre de se payer ce luxe. Un voyage «pour le plaisir et la curiosité».

Nous nous arrêtons dans un parc, ce sont nos derniers tours de pédale à Montevideo. Gabrielle me rappelle qu'en 1921, sa grand-mère et la mère de sa grand-mère (mon arrière-arrière-grand-mère et sa fille), toutes deux veuves de la guerre de 14, étaient parties en voyage pour six mois. Elles avaient dépensé l'héritage de leurs époux-soldats, petits notables de campagne, pour faire le tour de la Méditerranée en diligence... «Tu crois qu'elle se sont bien entendues ?». Nous rions un peu : ce n'était pas gagné entre nous non plus, dormir dans la même tente, choisir nos itinéraires, gérer le quotidien. Improviser sous la pluie et en terrain inconnu... Sentiment d'une familiarité : j'ai retrouvé les habitudes de mon enfance, étonnée de savoir si bien fonctionner avec elle... sans oublier quelques engueulades pour nous ré-approcher comme adultes. Et maintenant, est-ce que nous nous connaissons mieux ? Je n'en suis même pas sûre. Nous n'avons pas eu de grandes discussions pour nous expliquer nos vies, nous n'avons pas vécu de crise terrible, ni de désillusions l'une face à l'autre. Nous avons rencontré du monde, des histoires, des paysages. Promesses de s'envoyer des colis, de se revoir, de «parler de la situation d'ici» chez nous et de celle de là-bas, ici. Et entre Gabrielle et moi, cette bulle de quotidien partagé, cadeau précieux avec lequel nous rentrons, chacune vers nos vies, à quelques centaines de kilomètres l'une de l'autre et si loin de l'Uruguay.