updated 6:51 PM CEST, Jun 27, 2017

Bientôt...

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ENCORE UN PEU DE PATIENCE!

LES NEWS SONT EN ROUTE!

chronique féminista-voyageuse

ÑANDÚ

Nous quittons la côte de l'Atlantique sud pour nous enfoncer à l'intérieur des terres et dans l'histoire du continent. Finies les plages touristiques arpentées par les Argentin-e-s et Brésilen-ne-s, villégiatures des généraux de la dictature uruguayenne quelques années plus tôt. Nous découvrons les grands espaces (tous clôturés sans exception) dédiés à l'élevage : des milliers de vaches sur des miliiers d'hectares, mêlées aux chevaux, aux moutons et, plus sauvages, aux ibis garde-boeufs et aux ñandús.


Les ñandús ressemblent à de petites autruches. J'ai appris leur nom en cherchant dans les étoiles du ciel la constellation de la "Croix du Sud", avec un nouvel ami de rencontre, Javier. Certains de ses ancêtres sont indiens et il m'explique que la constellation que je cherche, invisible depuis l'hémisphère nord comme la Grande Ourse est invisible pour lui au Sud, n'est pas une "croix" mais, selon les légendes indiennes, un "pied de ñandú". Javier raconte encore que la légende prophétise que les Indiens doivent prendre garde, car leur avenir suivrait celui des ñandús : l'extinction.

Officiellement, l'Uruguay ne compte aujourd'hui parmi ses habitant-e-s aucun-e indigène, aucun-e descendant-e des populations autochtones pourtant nombreuses lors de l'arrivée des premiers colons espagnols. Au XIXe siècle, le génocide entamé dès les débuts de la conquête 300 ans plus tôt, a été achevé avec l'objectif d'éradiquer, jusqu'au dernier, les Indiens encore réfugiés au nord de l'Uruguay et dans la Patagonie argentine, parce qu'ils perturbaient les plans de progression des grandes propriétés d'élevage.

Je lis Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l'Amérique latine, et alors que nous passons non loin des Mines de Oro abandonados, je me plonge dans les récit d'horreur des mines d'argent de Potosi (Haut Pérou) et des mines d'or d'Ouro Preto (Brésil). "En trois siècles, la riche Potosi anéantit huit millions de vies humaines. Les Indiens étaient arrachés aux communautés agricoles et acheminés, avec leurs femmes et leurs enfants, vers la colline. Sept sur dix de ceux qui partaient n'en revenaient jamais. Les Espagnols exploraient des centaines de milles à la ronde, à la recherche de main-d'oeuvre. Beaucoup d'Indiens moururent en chemin avant d'atteindre Potosi. Mais c'était les terribles conditions de travail qui tuaient le plus. (...) Six mille cinq cents brasiers brûlaient la nuit sur les flancs de la riche colline. À cause de la fumée des fours, il n'y avait ni pâturages ni récoltes dans un rayon de six lieues à la ronde et les émanations n'étaient pas moins implacables pour les corps des hommes."

Concernant l'extraction intensive de l'or, les Indiens ayant été exterminés dans le siècle précédent, "elle accrut non seulement l'importation d'esclaves mais elle vida d'une bonne partie de la main-d'oeuvre noire les plantations de canne à sucre et de tabac des autres régions du Brésil. (...) La soif d'esclaves de Ouro Petro était insatiable. Les noirs mourraient rapidement ; rares étaient ceux qui supportaient sept années continues de travail."

Ces descriptions préfigurent le pillage du continent sud et centre-américain jusqu'à nos jours, pillage qui prendra selon les régions et les époques le visage de l'exploitation du cuivre, du mercure, de l'étain, du caoutchouc, du pétrole mais aussi des monocultures de sucre, de café, de cacao, de tabac, de coton ou encore de bananes...

Sur notre route, nous passons près du village de Núñez, électrifié il y a tout juste trois semaines... pour permettre l'extraction du pétrole. Puis nous entendons parler des mines plus au sud de Santa Clara de Olimar, et des nouveaux projets du président Mujica de mines à ciel ouvert. J'entends parler de mouvements de protestation contre ces projets miniers et espère glaner quelques tracts ou faire des rencontre pour comprendre les raisons de cette colère.

Nous allons au musée de l'indio a Tacuarembo... où les vestiges du peuple charrúas se résument à peau de chagrin. Nous sommes chez Santiago et nous discutons politique. Soudain, il nous propose de le suivre à la réunion d'un collectif indigéniste, qui se déroule discrètement dans un garage d'une maison particulière. Certains participants ont fait plusieurs centaines de kilomètres pour être là. Nous sommes une quinzaine, la discussion (fort animée) porte sur la pertinence de la "declaración de las Naciones Unidas sobre los derechos de los pueblos indígenas".

En discutant plus tard dans la soirée avec Santiago, je réalise que "Tupamaros" vient de Tupac Amaru, nom du très connu cacique métis, descendant direct des empereurs incas et qui pris la tête d'un mouvement messianique et révolutionnaire de grande envergure contre les Espagnols et l'horreur de Potosi. En 1781, il assiégeait Cusco, ayant rallié à lui des miliiers d'autochtones, avant d'être finalement trahi, capturé et supplicié, avec sa famille et ses principaux partisans.

Et de me demander à quel point ce mouvement révolutionnaire des années 60-70, issu de luttes paysannes et étudiantes, s'est appuyé sur cette sourde mémoire des massacres et du pillage colon pour refuser le capitalisme dépendant qu'il avait produit...

Transformations

Pour la première partie du voyage, nous remontons la côte atlantique, depuis le Sud (sur les bords du Rio de la Plata), jusqu'au Nord à Chuy, ville frontière avec le Brésil (le long de l'Atlantique). Une amie m'a demandé de retrouver son amie de trente ans sur la côte. Elles se sont connues en bossant ensemble à la Poste à Berne dans les années 80. Elle s'appelle Adriana et elle est uruguayenne. Mon amie, Judith, vit maintenant en Valais et ne l'a pas vue depuis 15 ans. Sur mon cahier, j'ai son nom et celui du village où elle habite peut-être encore... Cabo Polonio.

Mais à huit kilomètres du village, nous sommes arrêtées par un énorme complexe touristique, avec boutiques, parking, guichets et distributeurs de billets. Cabo Polonio n'est pas accessible librement, ni en voiture ni en vélo. Des centaines de touristes font la queue pour monter dans d'énormes camions 4x4. Nous hésitons à suivre le flux canalisé qui sent l'attrappe-gogo... Mais je dois retrouver Adriana et je n'ai que son nom...

J'explique à la femme derrière le comptoir que j'ai une amie là-bas, peut-être. Elle me fait répéter son nom deux fois et dit "Mais oui! Adriana! Celle de l'Hôtel Posseïdes! Je l'appelle pour vous." Il y a 70 habitant-e-s à Cabo Polonio, aucune chance qu'elle ne connaisse pas Adriana. Nous nous parlons par téléphone et nous avons du mal a nous comprendre, elle qui n'a pas parlé allemand depuis 15 ans, moi qui le parle deux jours par an. Elle nous dit "Venez, je vous attends à l'arrêt du bus !"

Le voyage à travers les dunes de sable impraticables nous confirme qu'il n'y pas d'autre accès au village que ces énormes 4x4. Adriana nous racontera plus tard que c'est un Français en 1998 qui a inauguré la veine touristique de Cabo Polonio en faisant venir les premiers touristes par charette à cheval. Car c'est un village de pêcheurs que nous découvrons, Adriana nous l'assure "si si, il y en a encore, contrairement à la "Punta del Diablo" où ils sont tous partis. Ici, l'été, il y a entre 1500 et 3000 touristes qui défilent chaque jour, mais l'hiver, nous sommes entre nous, les 70, nous tenons dans cette cabane, là, pour faire la fête ensemble! Et là, il y a l'école, on a sept ou huit enfants, je ne sais plus... Et là, l'hiver, nous faisons une émission de radio entre femmes !" Elle nous fait faire un tour, nous explique que la ligne électrique alimente exclusivement le phare et la baraque où ils font des "observations scientifiques sur les poissons. Dans le village, ça marche assez bien avec le solaire et l'éolien... l'hiver, on a assez froid, mais ça va. C'est surtout le vent qui rend fou. C'est pour ça que toutes ces maisons-là sont occupées seulement par les touristes l'été. Nous, on est de l'autre côté".

De l'autre côté, Adriana possède une maison, je ne sais pas depuis quand ni comment. Mais je crois comprendre que ça remonte à avant 98, avant les touristes, peut-être que ses parents étaient pêcheurs ici. Elle affirme qu'il en reste. Je ne les ai pas vus. Pourront-ils faire très long feu s'ils ne deviennent pas eux aussi mobilier de folklore touristique ? Adriana insiste: "Ici, tous les formateurs de l'école de surf sont des enfants qui ont grandit sur place !" Je regarde ces dizaines de chauffeurs de camion qui tirent de toutes leurs forces sur leur volant sans direction assistée pour trimballer les touristes par grappes de vingt. Je regarde ces femmes qui servent des empanadas, des tortas fritas, vendent des paréos et des bibelots artisanaux. Adriana a l'air heureuse de vivre ici, et c'est vrai que malgré le défilé des touristes, ces petites cabanes colorées hélées par les lions de mer tous proches, et le tout ensemble battu par le vent, c'est très beau.

Je lui pose une question sur la politique du nouveau président Mujica. Elle fait la grimace: "C'est terrible ce qui se passe : il fait le contraire de ce qu'il paraît, il est en train de tout foutre en l'air. Ici, ils veulent faire un port en eau profonde et creuser une fosse pour l'exportation des eucalyptus, il faut lutter contre ça". Les eucalyptus, j'ai de plus en plus l'impression que c'est une calamité locale : sur notre route, j'ai d'abord été été charmée par ces forêts interminables. De très grands arbres qui perdent leurs écorces avec la chaleur et sont coiffés de pompons sombres. Mais le malaise a grandi en comprenant qu'il ne poussait partout qu'une seule variété d'arbre. Ils ont une pousse hyper rapide et ont été importés d'Australie. Leur exploitation est industrielle pour la fabrication de cellulose (pâte à papier).

C'est sûr: la côte est en train de se transformer.

Le fleuve des oiseaux peints

Kilomètre après kilomètre, des éléments surgissent. Nous sommes en Uruguay depuis trois jours, je rencontre Carlotta à Montevideo. On parle du président du pays, José Mujica. Elle dit "Il n'est vraiment pas bien, beaucoup de gens ont peur de ce qui va se passer. Il se sert de sa réputation d'ancien résistant pour pousser la destruction écologique du pays et renforcer le capitalisme dépendant. Si tu remontes la côte en vélo, tu verras".

Nous sommes en Uruguay depuis une semaine, c'est la fin de l'été, nous pédalons sous le soleil. Les routes de la côte sont moins bondées qu'en janvier, mais on croise encore des touristes argentins et brésiliens, à bord d'énormes 4x4 pour beaucoup, mais aussi dans de vieilles Chevrolet bringuebalantes et quelques 2 CV pétaradantes. Il y a aussi les auto-stoppeurs, les motards et toutes celles et ceux qui prennent les bus, pour aller vendre des bracelets tressés et des boucles d'oreille sur les plages.

Nous nous arrêtons pour acheter de l'eau et des bananes dans une épicerie de bord de route. Discussion avec des gars du coin. Ils disent "Nous sommes des révolutionnaires, comme Pepe Mujica". Je demande "Comme le président? Il est toujours révolutionnaire, celui-là?". Ils disent "Oui! Nous, on est des "tupamaros", comme lui! Des résistants! Comme Juan Moulinne, chez vous!".

Nous sommes en Uruguay et je lis Tupamaras, des femmes de l'Uruguay de Ana Maria Auraujo. En 1980, elle écrivait "J'ai voulu re-prenser mon histoire, revivre mon passé politique de femme, avec d'autres femmes, guerrilleras, tupamaras. j'ai voulu les entendre et m'entendre dans leurs paroles. Paroles de femmes qui ont lutté... jusqu'à la vie et la mort... là-bas, dans mon continent latino-américain, dans mon pays : Uruguay, qui en langue guarani veut dire "Fleuve des oiseaux peints".

Je parle avec un homme devant sa maison. Il dit "Pepe Mujica, c'était le leader des tupas, il a fait de la prison et il est resté pauvre, comme nous".

Je rencontre Carla, dans un petit village sur la côte. Elle dit "Mujica? C'est un traître! Il a complètement retrourné sa veste. C'est un populiste, comme Lula au Brésil. Il dit qu'il est contre le capitalisme, mais il travaille pour les riches..."

Je lis La montagne invisible de Carolina de Robertis. "Les Sans-Nom ont remis ça, ils ont cambriolé un casino - Ils sont comme des Robins de bois - Ils vont nous sortir de ce bourbier - Les Sans-Nom, ils nous ont mis dedans, pauvre idiots, tout est de leur faute - Les punaises de l'Uruguay - Plutôt des héros - Plutôt des merdes - Ils vont libérer le pays - Pacheco ne les laissera pas faire - Les Sans-Nom sont plus malins que lui - C'est pas difficile - Ils se préoccupent plus de nous - Je les hais - Je leur dit bravo ! - Attention, pas trop fort! - Pourquoi pas ? Tu vois, on n'est pas libres! - Les Sans-Nom sont libres, eux - C'est évident - Rien à leur sujet n'est très clair - Demande-leur - Ha!

Les Tupamaros ont constitué l'organisation révolutionnaire uruguayenne la plus importante [M.L.N. Tupamaros, Movimiento de Liberacion Nacional], depuis les années soixante et tout le long de la dictature militaire qui débuta formellement avec le coup d'Etat de 1973 et mis des milliers de tupamaros et tupamaras en prison et à la torture jusqu'en 1985. José Mujica, prisonnier politique pendant quinze ans, devenu fou en prison et s'appuyant sur l'histoire du M.L.N. (T) pour se lancer dans la politique politicienne, est effectivement resté pauvre: comme le relaie avec enthousiasme la presse occidentale, il est resté dans sa petite ferme couverte de tôle... et porte des chaussures trouées! Il a mené des mesures très populaires telle que la légalisation de la consommation et de la culture, à titre privé, de la marijuana et il déclare verser sa rente présidentielle pour un programme de lutte contre les bidonvilles. Carla et Carlotta m'ont pourtant raconté, l'une avec crainte, l'autre avec colère, que c'était à leur avis des mesures très populistes, qui cachaient une politique inégalitaire et soumise aux intérêts des grands capitaux étrangers.

Je chercherai pour une prochaine fois des éléments plus précis sur ce qui motive peur et colère chez ces femmes.

Cross the border

Je vous avais dit que la douane restait discrète ? J'aurais dû me douter que ça n'annonçait en rien l'abolition des frontières. Car bien sûr, au bout du "transit à sens unique", il n'y a d'autre choix que de s'y soumettre, intégralement. Aucune raison alors de nous imposer une ambiance de commissariat pendant tout le trajet. Autant nous mettre aussi à l'aise que possible et encourager notre capacité au consentement en nous imposant, l'air de rien, jus d'orange, pasta a la carbonara et sourires du personnel de bord en sens unique. Après 12 heures à ce régime où je n'ai rien à choisir hormis l'eau minérale pétillante plutôt que les vingt centilitres de vino rosso, mon libre arbitre est passablement émoussé.

Et tout d'un coup, nous sommes une foule immense. Jusqu'à présent, les virages des couloirs et des escalators nous avait étiré-e-s en longues files indiennes inconscientes d'elles-mêmes. Devant moi, un vaste hall et d'interminables serpentins de voyageurs qui font la queue devant une rangée de petites cabines alignées, comme les caisse-enregistreuses d'un supermarché. Au-dessus de nous, des écrans plats diffusent en boucle des images de personnes offrant leur visage et leur pouce à la caméra, des policiers contrôlant des automobilistes en apposant leur main sur un lecteur, des douaniers retrouvant le visage d'un jeune homme parmi les photos d'identité archivées en moins d'une minute et demie... c'est un spot du "Ministerio del Interior" sur "el nuevo pasaporte o DNI".

Je n'ai pas le choix : c'est mon tour de tendre mon passeport à la douanière et, comme aux centaines de personnes qui défilent devant elle, elle demande simplement que je me mette à bonne distance de la caméra, que je pose mon pouce bien à plat sur le lecteur. J'obtempère, j'ai peur de me faire refouler, peur irrationnelle mélangés de souvenirs enfouis. Je file doux. Juste derrière moi, ma mère présente son passeport, plus ancien que le mien, pas encore biomaîtrisé... Et la douanière opère sur elle la même opération : empreinte et photo. Je réalise lentement ce qui se passe : ce n'est pas un simple contrôle de la conformité de mes données biométriques avec celles de leur fichier: c'est un entreprise de fichage généralisé de toutes celles et ceux qui n'ont pas encore eu l'occasion de l'être. J'avais ces images sur des spots de pub en phase test à Dubaï et à Londres... bienvenu dans le monde réel.

A peine soulagée d'être passée sans plus de difficulté, je sens mon amertume monter. Sentiment de m'être faite flouée une seconde fois. Je pense à ce film de David Miller Seuls sont les indomptés. Kirk Douglas traverse seul les Etats-Unis, sur son cheval et sous son chapeau, au milieu des années 50, incapable de se plier aux clôtures qui lui barrent la route, que ce soit le barbelé d'une frontière ou le barreau d'une prison. Don Quichotte de son époque, sa dernière rencontre lui sera fatale : une voie rapide qu'il voudra crosser, comme all the borders of this nasty world, voie rapide qui projettera contre lui et son cheval une voiture lancée dans la nuit.

Je suis tellement triste de ce monde de frontières. Trop facile de se sentir indomptée quand le voyage n'est pas une question de survie. Trop facile d'écrire une chronique pour racheter ce malaise de ne pas avoir dit "non" aux douanières désarmantes de sourire et de routine. J'aurais pu refuser d'aller plus loin. C'est le prix que j'ai accepté de payer pour ce voyage. Laissez-moi le digérer avant que je vous raconte la suite.

 

Retrouvez l'épisode précédent  à la rubrique "Tous les articles" sous "Chronique féminista-voyageuse"

Chambre froide

Sous l'air conditionné par 10.000 mètres d'altitude, il fait frais. Dans l'avion juste devant moi, un jeune homme panique. Ses mains tremblent légèrement, il croise et décroise les doigts, se lève, me demande de regarder sous mon siège, fouille ses poches, ses sacs, se lève encore. Il ne retrouve pas son passeport. Je le regarde avec ses yeux clairs affolés, ses cheveux blonds coupés propres et son bonnet en crochet. J'imagine qu'il apprend quelque chose sur le voyage, sueurs froides de voyageur riche... C'est moi qui projette, bien sûr : je le regarde avec sa petite chemise, ses jeans vintage, son ipad, sa tablette et ses mocassins et je l'imagine en vacances ou en stage pour les huit prochains mois, à Buenos-Aires.

Je l'imagine ainsi parce que depuis une dizaine d'heures, j'ai l'impression de ne pas voir beaucoup de gens ordinaires. Par "ordinaire", j'entends d'autres personnes que les businessmen ordinaires et les touristes ordinaires. J'entends celles qui n'ont pas l'habitude ni les moyens de se payer 2600 francs de survol de l'Atlantique, celles dont le passeport n'ouvre pas si facilement les barrières de douane.

Dans l'avion, la majorité a la peau claire, est tirée à quatre épingles, bien propre et l'air de savoir que faire et où aller. Moi qui prends si rarement l'avion, je m'étonne de mes propres préjugés, en me remémorant les femmes de ménage furtivement croisées à l'aéroport, les emballeurs de colis et les manutentionnaires de valises entre-aperçus derrière les portiques : visages fatigués, regards vagabonds, parfois souriants, parfois fuyants, chaussures usées et mains noircies, qui m'évoquaient bien plus le voyage que cette ambiance aspetisée et guindée nous poussant de couloirs en sas en escalators en tapis roulants.

En arpentant l'aéroport gigantesque de Madrid, mon sang tambourine sur mes tempes à la vitesse de mes visions, brèves et intenses, flashs de l'horreur annoncée sur le bocage nantais. J'ai entendu parler de la lutte qui grandit dans l'ouest de la France, contre un n-ième gigantissime aéroport, condamnant 30.000 hectares de terres maraîchères au prétexte que l'aéroport existant ne serait pas à la hauteur des ambitions du Premier Ministre en fonction.

Ici, tout est propre, personne ne traîne. Tout le monde a une destination et un passeport, même le jeune homme paniqué-applaudi par tout l'avion, lorsqu'il retrouve enfin le sien, caché dans la poche avant de sa propre sacoche. Bars, Lounges, parfums, maroquineries et alcools forts en duty free. La douane est invisible et le chemin est flêché, minuté : "Terminal 4, 19 minutos". Enfilades de piliers à perte de vue, repeints de couleurs vives pour réchauffer l'ambiance (c'est un peu raté). Souvenirs de Paysages manufacturés, un film documentaire époustouflant sur les paysages d'usines immenses, beauté triste et effrayante des dimensions industrielles.

Il faut marcher vite et alerte et sur le vrombissement des souffleries ne se superpose que le silence, stressé, concentré, pressé. Régulièrement, je me retourne et, chaque fois, mon sang refroidit un peu plus. Non, je n'ai pas peur d'être suivie, ce n'est pas ce genre de paranoïa. Mais je ne vois pas d'escalator dans le sens inverse et, partout, des sens interdits signifiant qu'on ne doit pas rebrousser chemin, que le flux est à sens unique. Sensation d'être enfermée sur ce parcours pré-programmé. Que se passerait-il si je voulais revenir sur mes pas ? Si j'avais oublié quelque chose à quelques étages de là ? Si je ne voulais plus faire ce voyage ? Sensation d'être dans une boîte, conservée en chambre froide... Est-ce déjà le voyage ou seulement l'attente avant le départ ? Sommes-nous dans le box en zone d'embarquement, ou bien déjà déplacées dans la boîte frigorifique d'un semi-remorque lancé à plein régime ? "Être en transit", signifie-t-il "voyager", ou être attente du voyage ?

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Négociations

Comment décide-t-on de partir deux mois en Uruguay à vélo avec sa mère ? On ne décide pas vraiment. Ou en tous cas, pas moi.

Dans ma vie, la plupart des négociations avec les personnes qui me sont proches se font au consensus. Ça veut dire que nous discutons longuement, que nous apprenons à nous connaître, dans nos besoins, nos désirs et nos limites. Nous nous employons à formuler des moyens termes, nous anticipons le compromis. Bien sûr, ça ne marche pas toujours, ça n'empêche pas d'être à côté de la plaque ou d'agir sous le coup de la colère. Bien sûr, ça rend parfois l'atmosphère pesante et ça nous coupe dans certains élans, audacieux ou improbables. Mais c'est aussi puissant, réconfortant, fou ET improbable. J'ai la plupart du temps le sentiment d'être entendue et de savoir ce que je veux.

Avec ma mère, ça ne fonctionne pas comme ça. C'est une femme formidable. Elle est forte. C'est elle qui décide. Et puisque c'est elle qui se coltine tout le boulot, qui conduit, qui fait les plans, la vidange, le jardin, la liste de courses, le menu du jour, les bonnes idées pour Noël et la paperasse de son fils, elle sait bien qu'elle ne sera jamais mieux servie que par elle-même, qu'elle doit contrôler la situation. Sincèrement, ma mère, je la trouve super : attentionnée, déterminée, curieuse et savante. Elle est vraiment vaillante car il faut bien reconnaître qu'en tant que mère, fille, sœur et épouse, on lui en fait voir, souvent.

Parce que dans sa vie de femme, les compromis sont autant de couleuvres d'angoisse à avaler, autant d'œufs sur lesquels sempiternellement marcher, parce qu'il faut bien se débrouiller toute seule et gérer pour les autres, la recherche du consensus n'est pas vraiment sa tasse de thé : elle préfère le rapport de force.

Ma mère, elle fait du vélo. Du genre «autonome», avec du bon matos, léger et adapté pour voyager loin et pas cher. Un bon moyen d'aller où on veut et de vivre des aventures exaltantes. Un bon moyen de se donner une passion en dehors du quotidien de la maison. Je voulais lui proposer un moment à deux, un moment pour lui faire plaisir et nous faire plaisir. Il y a plusieurs mois, je distingue une fenêtre dans mon agenda et lui dis «laisse papa à la maison, on se fait deux ou trois semaines de vélo ensemble en février». Proposition osée : je n'ai jamais passé autant de temps seule avec elle... Elle est enthousiaste !

«Mais c'est l'hiver et, même en Espagne, nous aurons froid» - elle propose de partir plus loin, là où c'est l'été. Elle a les moyens et moi pas. Si elle paie, je suis d'accord. «Mais on ne peut pas partir loin seulement trois semaines, aller à l'autre bout du monde pour si peu de temps, ce serait ridicule» - elle propose cinq semaines. Je rechigne (surtout dans ma tête), je dis oui, m'organise. Elle arrête des dates, accumule les plans, les points d'étape, les listes de matériel, les infos sur les vaccins. Je me plonge dans la littérature uruguayenne, la dictature militaire, les femmes dans la lutte armée et le mythe de la «petite Suisse de l'Amérique du Sud». Elle pèse les bagages, répare les vélos. J'achète une méthode d'apprentissage rapide de l'argentin, cherche des contacts sur place. Elle me rappelle : «J'ai acheté les billets ! Nous partons huit semaines». Deux mois complets ?! Je lui réponds gentiment qu'elle m'a bien embobinée... et j’obtempère. Voilà : j'ai un problème de négociation avec ma mère.

Quand je croise des amies et que je leur dis «Je vais faire, un truc un peu fou : deux mois... en Uruguay... à vélo... avec ma mère», elles s’esclaffent : «Deux mois ! Je ne ferais jamais ça !». Je réponds avec un petit rire nerveux «Moi non plus !». Alors elles se rattrapent : «ça va sûrement être super... c'est vraiment beau de faire ça avec sa mère».

Voilà bientôt quinze années que j'ai quitté l'appartement de mes parents. Nous prenons l'avion dans douze jours. Le suspense me fait comme un m&ms coincé en travers du gosier. Il y aura sûrement des petits moments de crise entre elle et moi. J'essaie de ne pas trop m'inquiéter : les m&ms, ça finit toujours par fondre, gentiment.

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Biométrie

J'habite un petit village en altitude. C'est l'hiver et, ces jours-ci, la neige se transforme en soupe.

Première étape du voyage, j'enfile mes bottes de caoutchouc fourrées, des traces de boue jusqu'aux genoux et les bras écartés pour ne pas glisser dans les flaques de glace. Notre petite Fiat Panda 4x4 est vert amande tacheté de rouille. La parfaite voiture de piste. J'ai rendez-vous six kilomètres plus bas avec le secrétaire de mairie, au sujet de mon nouveau passeport biométrique.

J'ai fait la demande il y a une semaine, fourni tous les justificatifs et les empreintes de huit doigts différents. La photo respectait des dimensions et des conditions d'éclairage très strictes: un teint de jaunisse, le front écrasé contre la vitre du photomaton et des yeux de poisson intoxiqué par la BP... j'ai l'air plutôt sympa. Mais rassurez-vous : c'est mon vrai visage, parfaitement bio-maîtrisé, dont les dimensions ne changeront pas d'ici ma mort, à moins d'un accident sérieux. Je sens monter un sentiment de honte nauséeuse. J'ai du mal à assumer d'avoir cédé au fichage mondialisé pour un simple voyage d'agrément, alors que d'autres refusent de donner leur ADN en garde-à-vue.

Et ce matin, je retourne à la mairie pour une bête histoire de papiers : notre propriétaire rédige ses quittances de loyer à la main, mais la préfecture veut une preuve de domiciliation «officielle», c'est-à-dire sortie de l'imprimante «ça fait plus sérieux». J'ai donc photocopié la facture d'électricité au nom de ma colocataire, ainsi que sa carte d'identité. Le secrétaire marque un temps d'arrêt :
- Mais cette dame, votre colocataire, elle est étrangère... (il fixe le document l'air soucieux).
- Oui... mais elle habite là depuis des années... ça pose un problème ?
- Non, non, aucun problème. C'est juste... (il sourit gentiment). Ne vous inquiétez pas : on n'a rien contre eux. Ce n'est même pas pour nous : à la mairie, on s'en fiche. Mais on est tenu de signaler à la police tout résident étranger sur la commune... Elle n'est jamais venue nous voir, cette dame ?
- J'en sais rien, moi. Qu'est-ce que ça change ?
- Rien de grave : je vais juste copier sa pièce d'identité pour la transmettre aux gendarmes. C'est une simple formalité, pour qu'ils sachent combien on en a.

Je bafouille, j'essaie de lui dire que si «à la mairie, ils s'en fichent», alors il n'a pas besoin de transmettre une copie aux gendarmes. Le secrétaire me regarde gentiment, il ne comprend pas. J'essaie de lui raconter que les logiques de fichages me mettent mal à l'aise. J'ai lu quelque part que la numérotation mise en place en France avant la Deuxième Guerre mondiale pour assurer le suivi des aides sociales avait été réutilisée sous le régime de Vichy pour «débusquer» les juifs à livrer aux Allemands. On ne sait jamais à quoi pourra servir un fichage... Il est étonné, il ne savait pas, c'est intéressant. Mais ça n'a aucun rapport avec son travail bien fait vite fait. La photocopieuse avale goulûment les papiers de mon amie. Ce voyage commence mal. Je suis encore à 200 kilomètres de l'aéroport et je me heurte déjà aux frontières. Pas uniquement celles que je vais traverser, mais aussi celles, intérieures, qui nous rappellent qui sont les étrangers.

Je vous dirai où je vais la prochaine fois.