Libertad sans commentaire
Libertad était une prison. La prison modèle de la dictature uruguayenne, crée au début des années soixante-dix et fermée à la chute du régime, en 1985. Libertad, du nom de la petite ville où se trouvait cette prison, nom d'une ironie si violente qu'il n'y a rien à en dire. Il faut le savoir : pendant ces onze années de dictature en Uruguay, l'emprisonnement a systématiquement signifié la torture.
Nous tâchons d'assimiler des chiffres : 1 habitant-e-s pour 450 ont été emprisonné-e-s, soit plus de 6 000 détenu-e-s dans un pays de moins de trois millions de personnes. C'est le record mondial. Maria hoche la tête : «On compte encore 400 personnes disparues à ce jour... et aucun tortionnaire mis en cause. Sans commentaire».
Nous arpentons le petit Museo de la Memoria, rempli des lambeaux de l'ordre arbitraire, photos de manifs ouvrières et étudiantes, vent d'espoir au lendemain de la révolution cubaine, militarisation du pays et horreur de la prison. Quelque-chose me manque et me dérange pourtant dans ce musée. C'est le seul à thématiser la dictature dans le pays et je n'y trouve aucune trace du MLNT-Tupamaros, ce mouvement révolutionnaire que j'avais cru le plus important de l'époque, celui qui fut décimé dans la clandestinité et la répression, celui dont est issu l'actuel président de la république uruguayenne, et aussi Javier et Enrique croisés la semaine dernière, ou encore Raùl qui, pour évoquer – pudiquement ? – son séjour à Libertad, nous avait balancé l'air goguenard : «J'ai passé sept années dans un très très grand hôtel...». Maria a le rictus amer : «Ce musée ? Je vous avais prévenu : c'est le musée du Parti Communiste. Si on les écoutait, seul le PC aurait résisté et subi la répression. Ça occulte une grande partie de ce qui s'est passé et surtout le fait qu'il y avait une très grande diversité d'organisations et de tendances dans la résistance...».
Maria n'est pas féministe. Mais elle a ramené de son exil en France un bouquin écrit en 1980 par une des ses camarades de lutte, Ana Maria Auraujo, elle aussi en exil. «Tupamaras, des femmes de l'Uruguay», un livre d'enquête rare et bouleversant, dont je vous livre ces extraits sans commentaire :
Témoignage de V.
Ma grossesse par exemple... et bien je ne l'ai pas vécue à l'intérieur de l'organisation, parce que j'ai été emprisonnée tout de suite. Mais je savais – et quand j'ai pris la décision d'avoir un enfant, je le savais déjà – que cela signifiait un «déplacement» dans l'organisation, «passer aux quartiers d'hiver». Et ce fait-là m'a beaucoup bouleversée. Mais comme j'ai été emprisonnée tout au début de ma grossesse, mes camarades de cellule eux-même n'étaient pas au courant.
Les femmes du MLN-T, en général, n'avaient pas d'enfants, surtout dans la première période de l'organisation. Plus tard, à partir du recrutement plus massif, la maternité fut envisagée, mais cela signifiait bien entendu un sérieux obstacle au parcours politico-militaire de la militante enceinte. De par sa politique à court terme, le MLN-T trouvait essentiel que ses membres axent leurs forces et leurs énergies à faire la «Révolution». On sait bien qu'une femme enceinte va «disperser ses forces» dans son enfant. [...]
Pourtant, la politique du MLN-T était différente selon qu'il s'agissait de femmes des militants tupamaros ou des femmes en général. En effet, ces femmes non engagées directement dans la guérilla, devaient au contraire avoir des enfants, parce qu'en Amérique Latine un enfant signifie «un révolutionnaire en puissance». […]
Il y avait deux positions à l'intérieur du MLN-T sur l'attitude à adopter quand une camarade enceinte était emprisonnée. D'un côté, on disait qu'il fallait le dire – parce que les tortures pouvaient être moins dures ; mais d'un autre côté, on disait qu'il ne fallait surtout pas le dire, parce que cela signifiait qu'en tant que femme enceinte on profitait d'une situation spéciale par rapport aux autres copines. On disait de plus que les tortures pouvaient justement être centrées sur les parties spécifiques du corps de la femme enceinte.
Dans mon cas, ils l'ont su immédiatement parce que, quand j'ai été emprisonnée, j'avais dans mon sac les analyses de grossesse datées de la semaine précédente.
L'attitude des flics a été de me culpabiliser d'attendre un enfant et d'être militante. Pour eux, il n'y avait que le foyer, la famille, la sécurité économique qui comptaient, et le rôle de la femme était de faire des enfants. L'action politique était extérieure à la femme et plus encore l'action militaire, l'action violente. Ils me disaient tout le temps : «Comment as-tu pu risquer de perdre ton enfant et sa sécurité future en participant à une lutte d'hommes ?». Ils me disaient que je méritais bien ce qui m'étais arrivé, parce que je n'étais pas vraiment une femme. Mais d'autre part, en s'adressant à la troupe les officiers disaient tout le temps : «Il faut faire attention aux femmes prisonnières parce qu'elles très dangereuses, parfois plus que les hommes.»
Témoignage de M. et A.M.
Il faut signaler la différence qui existait entre la prison des hommes et la nôtre.
À nous, femmes militantes en prison, personne n'a jamais demandé notre participation politique ou théorique, ni notre réflexion. Par contre, les camarades qui étaient à la Punta Carretas élaboraient des analyses et maintenaient des rapports étroits avec l'extérieur. [La Punta Carretas : ancienne prison d'hommes, pour les prisonniers de droit commun et les prisonniers politiques jusqu'en 1972. Ensuite les prisonniers politiques iront à Libertad.] On ne nous a jamais demandé une prise de position par rapport aux situations brûlantes à l'extérieur. Alors que les camarades hommes rédigeaient des documents, et même des programmes de gouvernement et des plans tactiques pour la période. On nous a plutôt donné du matériel pour qu'on discute, mais en général notre position politique et notre expérience pratique ne comptaient pas. Et je peux l'affirmer après mes séjours en prison à différentes périodes.
Les évasions de la prison des femmes ont été à 80 % des actions de «propagande armée». Le fait même que des militantes puissent sortir n'avait pas grande importance pour l'organisation, ni au plan politique, ni au plan militaire. Nous n'étions pas indispensables, et parfois, même pas utiles, selon les critères de l'organisation. Ces évasions ont été des actions de propagande, surtout pour prouver le poids et le pouvoir de l'organisation. Nous étions des membres du MLN-T et en plus, fait sympathique, nous étions des femmes. Mais pour les évasions de la prison des hommes, les choses étaient différentes. La libération des anciens camarades clandestins signifiait, bien sûr, une action de propagande, mais c'était la liberté de chacun d'entre eux, en chair et en os, qui comptait. Là, il s'agissait […] de la libération de « cadres » très importants pour la dynamique de l'organisation. Contrairement aux évasions de prisonniers, notre première évasion avait été une action – comment dirais-je ? – plus romantique, à caractère différent.
L'évasion de la Punta Carretas avait été une œuvre d'ingénieurs savamment calculée ; celle de la prison des femmes fut le produit de l'astuce, de la tricherie... plus «féminine». […] La libération des femmes prisonnières fut une action joyeuse, celle des hommes une action sérieuse : politique.