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«Et maintenant ? Comment j'explique la situation actuelle au regard de tout ce qu'on a vécu ?». Andrea me regarde malicieusement. Elle retourne ma question dans tous les sens, la fait rouler sur sa langue comme un bonbon un peu piquant. Elle cherche ses mots. Andrea descend dans la rue plus souvent qu'à son tour. Elle l'a toujours fait. Depuis la fin des années 60, quand elle était lycéenne et gravissait les barricades à Montevideo en espérant la révolution sur les traces du Che. Depuis le début des années 70, quand elle était ballottée de salles d'interrogatoire en cellules de prison jusqu'à choisir la clandestinité et l'exil. Aujourd'hui encore, rentrée en Uruguay depuis la fin des années 80 et présente dans les assemblées du quartier, à cause de la crise économique, des violences faites aux femmes ou de la spéculation foncière. Andrea a été combattante Tupamaras en Uruguay, avant et au début de la dictature. Aujourd'hui, elle fait de la peinture et des ateliers de philosophie, elle invite ses voisins à ouvrir des jardins potagers et plus que jamais, elle est révoltée, acharnée, en quête d'émancipation pour toutes et tous.
«José Mujica, «le président le plus pauvre du monde», l'ex-leadeur gauchiste... tu me demandes s'il a retourné sa veste ?». Elle raconte : certain-e-s pensent qu'une partie de la guérilla a fait un pacte avec les militaires depuis 1972, qu'il y aurait eu des négociations entre certains guérilleros emprisonnés et certains militaires à cette époque... «Tout cela est très compliqué, c'était une période très embrouillée, les archives ne sont pas accessibles, l'impunité des tortionnaires est toujours en vigueur et il est très difficile d'affirmer des choses... Mais il faut dire qu'il y a eu tellement de gens en prison, et que la torture sur les opposants politiques a vraiment été systématique. Alors, bref, d'une manière ou d'une autre, on suppose qu'il y a eu un pacte secret entre certains militants et certains militaires». Ça pourrait expliquer que 25 ans après la fin de la dictature et avec la gauche au pouvoir, il n'y ait toujours pas de véritable enquête sur les crimes de l'époque. Bien sûr, officiellement, la situation a changé avec l'élection du Frente Amplio [front de gauche]. La gauche a en fait attendu 22 ans sans rien faire, avant de céder à la pression des familles pour créer une «commission de la vérité»... qui ne sert à rien. Si la pression s’accroît, ce n'est pas seulement du fait des familles de victimes, mais aussi à un niveau international, car le délai de confidentialité des archives est bientôt expiré et c'est la cour pénale internationale qui va pouvoir attaquer l’État uruguayen pour n'avoir pas fait la lumière sur son passé.
«La gauche a seulement lâché du leste sur la possibilité de procès individuels, mais cela ne représente presque rien». Je questionne Andrea sur les dernières actualités concernant la poursuite des tortionnaires et la reconnaissance des victimes. Elle est très en colère : en février dernier, une des très rares juges d'instruction enquêtant en Uruguay sur des faits de torture s'est vue retirer ses enquêtes par la Cour Suprême. Il y a eu un rassemblement de protestation au tribunal à Montevideo, durement réprimé et surtout, où des photos d'ancien-ne-s résistant-e-s ont été prises et diffusées dans la presse pour dire que «le mouvement était manipulé par d'anciens leaders gauchistes de la lutte armée...». Suite à cela, la Haute Cour à porté plainte contre les militant-e-s mis-e-s en cause. Un mois et demi plus tard, en pleines vacances de Pâques, les rares tortionnaires déjà emprisonnés pour leur implication dans la dictature sont remis en liberté discrètement. «Le processus pour maintenir le tabou sur ces années se poursuit. Tout ça, c'est une grande mascarade pour répondre à cette pression internationale, pour faire croire qu'on veut faire la vérité sans la faire. Beaucoup d'énergie est consacrée à blanchir les militaires, certains appellent ça «le pacte du silence». Et il est difficile de penser que si autant de politiciens ont retourné leur veste, ils l'auraient fait en un jour.»
Andrea avoue qu'il est difficile d'affirmer quoi que ce soit concernant l'impact de la période de dictature sur ce qui se passe aujourd'hui. Mais tout en restant prudente, elle trouve absolument nécessaire de «reconstruire les continuités». Comment vivre avec ce passé de la dictature, sans s'engluer dans l'horreur des faits et le sentiment de conspiration ? Il est forcément très important pour les personnes qui ont subi ces années que les faits soient nommés. Pour autant, Andrea ne veut pas se contenter d'une lutte pour la reconnaissance des victimes... Comment parler de tout ça sans se vautrer dedans ? Tâcher de comprendre le présent, pour le relier à la politique actuelle. Et même, pas seulement pour cela, mais pour se demander comment ça interfère avec la politique actuelle. Par exemple pour montrer comment les politiciens s'en servent dans les jeux de pouvoir, mais y sont aussi soumis, comme avec cette histoire de pacte du secret.
Il est aussi important de rester vigilant à l'imbrication des terrains de luttes. Par exemple, depuis quelques semaines, l'eau potable est sous le feux des médias : «Tu n'as pas vu à la télé ? Ils disent que ça y est : on ne doit plus boire l'eau du robinet. C'est à cause des pollutions agrochimiques. Ici, c'est le soja, il est transgénique et hyper traité. Les pesticides et herbicides passent dans les lagunes et les nappes et tout est foutu. Ailleurs, ce sont les hectares eucalyptus qui pompent et polluent. Enfin voilà, on y est, c'est la guerre de l'eau et de la terre qui prend une nouvelle dimension. C'est très grave et il faut absolument se mobiliser contre ça. Mais il faut qu'on fasse gaffe, parce que ça arrive tout de suite, très vite, et j'ai peur qu'une fois de plus, ça invisibilise la lutte contre le secret de la dictature. Comment dire... je ne veux pas du tout hiérarchiser ces luttes ni en négliger aucune, mais il faut bien réfléchir pour que tout avance...»