Le patron est une femme
HAGURUKA UHANGE LTD. «C’est le nom que j’ai choisi pour mon entreprise, explique Fatuma Uwimana. Car mon entreprise, c'est ma vie et "haguruka uhange", ma philosophie de vie.» Huguruka uhange, deux mots qui trouvent en français de multiples interprétations: «lève-toi et innove» ou encore «ouvre tes perspectives, ne baisse pas les bras». A Kimironko (quartier au nord-est de Kigali), dans la boutique de vêtements où nous avons rendez-vous cet après-midi, la pétillante Fatuma raconte sa motivation, son envie d'entreprendre et sa détermination à innover, tous les jours, pour réaliser son rêve: créer et commercialiser des vêtements de qualité, des pièces uniques cousues à la main.
«Figurez-vous que l’année dernière, j’ai gagné un prix attribué par le Ministère du genre et de la famille à une femme particulièrement méritante, dit-elle. J’en suis fière, ce prix a récompensé des années de travail. Il m’a aussi rappelé qu’il faut diriger ses forces vers l’avenir: ne pas se reposer sur ce qui est fait mais trouver de nouvelles idées et les mettre en oeuvre.» Aller de l’avant, créer, développer son savoir-faire… Un objectif aux multiples facettes que la société rwandaise tout entière s’est fixé aux lendemains des événements de 1994 et que Fatuma semble personnifier à merveille. «Chaque jour est une opportunité pour inventer ou réinventer un vêtement.» Toutes les pièces que la couturière conçoit sont les témoins de sa créativité et de son dynamisme. «Innover pour se différencier pourrait être ma devise, lance-t-elle, un large sourire aux lèvres. A l'origine, je trouve mon inspiration dans la rue, en observant les passants. Ce sont eux qui m’indiquent les nouvelles tendances, les modes, les couleurs et les formes à privilégier.»
Je me concentre sur ma prise de notes car les réponses de Fatuma courent, précises, aussi vite que l’aiguille d’une machine à coudre sur le rebord d’un tissu. La discussion est vive. Pas de temps suspendu, ni d'hésitation. Fatuma est une femme d’affaires. Une femme qui a le rire communicatif. Elle a réussi et le dit avec mille mots, sous le regard enjoué de ses deux employées qui ne perdent pas une bribe de notre échange. Tout ce qu’elle raconte est expérience: expérience personnelle et expérience de luttes aussi. Car si aujourd'hui Fatuma peut se targuer d'habiller l'élite kigalienne, cela n'a pas toujours été le cas. Couturière de formation - une formation des plus classiques pour les jeunes filles au Rwanda - elle exerce ce métier depuis des années. «Petite, je créais des poupées en assemblant à la main des morceaux de chiffons colorés, explique-t-elle. Puis, j’ai longtemps travaillé dans le cadre d’une coopérative de femmes, comme il en existe partout à travers notre pays. Une activité accessoire qui me faisait gagner quelques sous, mais pas grand-chose.» Sa situation a en revanche changé il y a quatre ans, lorsqu’elle prend son indépendance et lance sa première ligne de vêtements. Ses confections, des pièces en tissu «Igitenge» (tissu traditionnel africain) ou faites d’étoffes soyeuses en provenance du Kenya, que l’on s’arrache à Kigali. Plusieurs hauts représentants du pays auraient déjà passé commande chez elle. Pantalons, peignoirs, pantoufles, sacs, nappes, bijoux en tissus, et j’en passe et des meilleurs. Un succès immense donc, estampillé «made in Rwanda», à la hauteur d'un travail… immense lui aussi, qu’elle accomplit quotidiennement, dans son petit atelier, débordant de tissus éclatants et de vie aussi.
Fatuma poursuit: «Je rêve de développer mon entreprise et de posséder des machines à coudre modernes, pour produire plus et plus rapidement». Mes yeux se posent sur les trois machines disposées sur un établi au fond de la pièce. Noires, luisantes, avec l’inscription «Butterfly» en lettres d’or sur le côté. Elles sont majestueuses, ces machines, mais elles fonctionnent à la force de la main. C’est-à-dire lentement. Fatuma m'explique que la réalisation d'un peignoir demande un jour entier de travail.
Les peignoirs qu'elle confectionne sont splendides. J'en choisis un ligné, vert et rouge. En payant, je ne peux que constater combien il est rare d'acheter un article dont on connait à la fois la provenance, l'exact processus de fabrication et même, celui ou celle qui l'a créé. Faire connaissance avec Fatuma, visiter son entreprise et découvrir son univers de travail, m’a permis de saisir un bout de l'histoire du vêtement que je viens d'acquérir. Celui qu'une artisane a réalisé lentement, certes - en comparaison avec les rythmes de production des grandes marques - mais manuellement, lui prodiguant ainsi une valeur toute singulière. Les vêtements qui garnissent nos garde-robes ont-ils cette même valeur ? Je parle là de ceux qui sont fabriqués à la chaîne, par des ouvrières dont les conditions de travail sont souvent douteuses, voire déplorables. Est-ce que dans ces usines-là, on ose prendre le temps de rire, comme les deux employées de Fatuma, chaque fois que je posais une nouvelle question ? Est-ce que dans ces usines-là, il y a de la place pour les couleurs et la vie que j'ai trouvées dans l'atelier de couture de Kigali ? Fatuma l'artisane, la créative, attachée à la qualité de sa production, me glisse encore quelques mots qui finissent d'effacer les tristes images d’une production de vêtements à grande échelle: «Je rêve de donner un cours dans une école de couture à Kigali. Ce cours s'intitulerait sobrement "couture et créativité, osez innover!"»
Haguruka uhange… Lève-toi et innove.
Photo © Joëlle Rebetez, Kigali - 2014, Fatuma, couturière et entrepreneure à Kigali. Devant elle, sa machine à coudre.