Question de genre
Stratégies d'apprentissage n°1.
À trente ans et presque toutes mes dents, je décide de me former au métier de plombier-chauffagiste.
- «Comment on dit déjà ? Plombière ?
Le type me regarde l'air narquois. Son collègue enchaîne en me reluquant de plus belle :
- Nan... c'est plutôt un nom de pâtisserie la «plombière...».
Je ne dis toujours rien. Mon cerveau tourne à cent à l'heure, je cherche la réplique qui déviera la conversation de mes deux collègues vers un sujet moins glissant. C'est vrai qu'ils sont un peu désorientés, les pauvres, car sur les 35 apprentis que compte notre atelier-soudure, je suis la seule «femme» et, paraît-il, la seconde en dix ans.
- Et encore, la première, elle n'est pas allée jusqu'au diplôme, «congé maternité»... alors pour ce que j'en dis, si t'y arrives ma petite, chapeau !
Ils sont gentils dans cette formation. Prévenants. Tous des «adultes». Et ils savent que ça ne va pas être évident pour moi, alors ils prennent des pincettes, ils me font des compliments. Sur mes yeux, mon bleu de travail, mes chaussures de sécurité. Sympa, quoi.
- Je me demande comment les filles font pour toujours sentir bon...
- C'est pour qu'on sache qu'elles sont là, sinon, on ne s'en rendrait pas compte : elles sont tellement discrètes, bouches cousues, impossible de savoir ce qu'elles pensent !
Un compliment exemplairement sexiste... qui se transforme en reproche en moins de deux. Ils ont lancé ça bien fort dans ma direction, alors que je passais près d'eux en traînant un tube d'acier de trois mètres et une cintreuse hydraulique. C'est vrai que depuis mon arrivée il y a deux mois, je ne suis pas très bavarde (alors que d'habitude...). C'est un choix que j'ai fait, très consciemment, en début d'année : celui de jouer la fille réservée, me taire et observer, comprendre comment l'atelier fonctionne pour ne pas trop me griller... ai-je eu tort ? Je ne crois pas. Je garde la tête haute, les yeux rivés sur mon box de soudure. Quoi que je fasse, j'aurai tort à leurs yeux. Tort d'être silencieuse, tort de trop parler. Tort d'être trop habillée en «fille», tort de ne pas être assez féminine. Tort de ne pas être assez douée en soudure ou tort de trop bien y arriver. Je serre les dents et je continue.
- C'est vrai que tu sens bon.
Son sourire se veut complice et réconfortant... mon voisin de box n'a pas tout compris mais il essaie, lui aussi, d'être gentil. Je ne relève pas. Je ne suis pas encore assez en confiance pour lui avouer que c'est une stratégie, subtile, qui me fait mettre du parfum chaque matin, pour la première fois de ma vie, afin d'aller souder huit heures par jour !
Quelques mois plus tôt, pour me préparer à l’immersion, j'avais discuté avec plusieurs amies qui avaient, elles aussi, testé les métiers du bâtiment. Elles m'avaient raconté ces moments tendus, la difficulté à désamorcer la drague de certains, l'agressivité de certains autres. Et plusieurs fois, elles avaient évoqué des «pétages de plombs», des types qui en étaient venus aux mains, avaient voulu les frapper. Une de nos hypothèses étaient que certains ne supportaient pas ces femmes pas assez «femmes», qui les déstabilisaient sur «leur» terrain. Hors d'eux, leurs réflexes de confrontation se faisaient plus virilistes que classiquement sexistes, comme s'ils devaient se mesurer à ces hommasses féministes gouines carrément perverses.
J'avais retourné ces récits dans ma tête, réfléchi à mes propres forces. J'avais longuement hésité sur la stratégie à tenir. Je mesurais l'importance de tenir tête, d'assumer la différence, d'interpeller le plus grand nombre pour forcer les alliances et bloquer ces comportements. J'avais listé pour moi-même les enjeux, mon envie d'apprendre, les conditions de mon isolement pendant toute la durée de la formation. Et j'avais choisi. Choisi de me faire pousser les cheveux pour les retenir en queue de cheval et me tailler une frange, alors que je les portais court depuis mes seize ans et que les cheveux longs n'apportent a priori aucun confort dans la pratique de la soudure. J'avais choisi de m'habiller de manière plus féminine que jamais, alors même que je passais mes journées de formation en bleu de travail. J'avais choisi de me maquiller et de me parfumer pour la première fois de ma vie, pour m'enfermer dans un atelier-soudure surchauffé et écœurant des odeurs de graisse chaude.
J'avais choisi de subir un sexisme ordinaire plutôt qu'une confrontation viriliste, mélange de misogynie et d'homophobie.
Allais-je m'en sortir ?... Je vous en dirai plus au prochain épisode.