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La faim justifie les moyens


L’accès à la nourriture reste problématique pour 700 millions de femmes dans le monde. La campagne d’Action de Carême « Plus d’égalité, moins de faim » pointe les inégalités hommes-femmes à ce niveau, ce qui choque en Suisse les catholiques traditionnalistes.

 

Que n’ont-ils pas fait ? Revendiquer l’égalité homme-femme dans l’accès aux ressources alimentaires en étayant leur argumentation par le genre, voilà qui est osé et qui n’a pas manqué de soulever la polémique au sein de l’Eglise catholique suisse. En expliquant les différences entre hommes et femmes comme une construction sociale plutôt que comme une donnée biologique, le genre bouscule en effet les principes traditionnels. Certains prêtres ont aussitôt réagi à cette campagne qui, de leur point de vue, pourrait tout aussi bien légitimer l’homosexualité ou l’avortement, et ont saisi la conférence des évêques.

 

Le plus étrange, c’est que l’initiative part des catholiques eux-mêmes : Action de Carême est une fondation présidée par Mgr Markus Büchel, évêque de Saint-Gall. Jean-Claude Huot, secrétaire romand d’Action de Carême, ne s’attendait certainement pas à une telle levée de boucliers et se couvre en affirmant que «le thème de la campagne œcuménique est approuvé par le Conseil de fondation». On peut d’ailleurs lire dans le St-Galler Tagblatt du 27 février 2012, un article de Mgr Büchel qui prend position sur cette problématique du genre dans le droit à l’alimentation : «Question complexe, le problème de la faim doit être abordé sous les angles les plus divers, et notamment dans l'optique de l'égalité entre hommes et femmes, décisive dans le combat pour éliminer cette plaie». Il poursuit en disant : «Action de Carême entend par égalité des droits l'égalité des chances pour jeunes et vieux, pour hommes et femmes, bref, la reconnaissance de la personne humaine dans sa diversité, au-delà de son sexe, de son origine, de ses croyances et de son âge».

 

La démarche des promoteurs-trices de cette campagne œcuménique Action de Carême & Pain pour le prochain ne date pourtant pas d’hier : la thématique du genre est au cœur de leur réflexion depuis bien longtemps. Jean-Claude Huot explique que «chacune de nos campagnes prend en compte la question des relations entre les femmes et les hommes : c’est une préoccupation constante (…) soit dans les projets que nous soutenons en Afrique, en Amérique du sud ou en Asie ou dans le cadre de nos campagnes d’information en Suisse». Et de rappeler la campagne «High Tech – No Right» qui s’intéressait aux conditions de travail des ouvrières produisant des ordinateurs en Chine ou en Thaïlande (entre 70 et 95% de la main-d’œuvre est féminine). Jean-Claude Huot précise que le genre est parfois même abordé de manière encore plus ciblé, comme en 2006, lors d’un symposium au titre sans ambiguïté : «Pas de développement sans droit des femmes». Alors pourquoi est-ce que les opposant-e-s à la campagne 2012 ne réagissent-ils que maintenant ? Parce que le mot genre apparaît en toutes lettres dans le dossier de presse ? Parce que l’objectif de la communication 2012 vise à «aider à comprendre et déconstruire la différenciation des rôles hommes/femmes et les enjeux de cette différenciation concernant le droit à l’alimentation» ?

 

Il n’empêche que la réalité du terrain, elle, est incontestable : plus d’un milliard de personnes souffrent de la faim dans le monde. 60% à 70% d’entre elles sont des femmes, selon la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture). A partir de là, l’intention de la campagne œcuménique de mettre l’accent sur l’égalité entre hommes et femmes afin de faciliter l’accès de ces dernières à la nourriture a toute sa logique. Action Carême souligne que «si les femmes du Sud avaient le même accès aux moyens de production que les hommes, elles pourraient augmenter les récoltes de leurs champs de 30%, et réduire ainsi de plus de 100 millions le nombre de victimes de la faim». La répartition genrée traditionnelle a une incidence réelle sur les statistiques. D’autant que «les femmes ont difficilement accès aux savoir-faire agricoles et aux semences, alors même qu’elles produisent la majorité des denrées alimentaires dans les pays du Sud», selon l’association.

 

En outre, Jean-Claude Huot dit que «le travail domestique et de soins, invisible et non reconnu, contribue de manière importante à un développement durable» ce qui, d’un point de vue féministe est très contestable puisque sous couvert d’écologie et pour le bien de la planète, les femmes devraient alors se cantonner au care (soigner, nourrir, élever, ndlr). Pourtant sur le terrain, l’autonomisation des femmes passe d’abord par ce biais. Martina Schmidt, secrétaire romande de Pain pour le prochain, explique que «grâce aux groupes d’épargne et d’éducation, elles contribuent substantiellement à l’amélioration des conditions de vie de leurs familles».  Les initiatives de six femmes ont d’ailleurs été proposées au public suisse qui devra désigner l’une d’elles comme porte-parole des millions de toutes celles qui œuvrent dans l’ombre. Le travail de la gagnante sera présenté à l’occasion du Sommet des Nations-Unies à Rio en juin 2012. Cette action intitulée «A voice in Rio» constitue le point d’orgue de la campagne «Plus d’égalité, moins de faim». La multiplication de ce type de programmes permet de poser des bases pour faire reculer la faim dans le monde. Le pragmatisme pourra-t-il seulement l’emporter sur l’idéologie religieuse ?

 

 

 

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