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"Je suis machiste, mais je me soigne"

Le sens du regard sur les seins

Armée de ses pupilles, elle me perçait du haut de l’affiche me sommant de la regarder dans les yeux. Tandis que mon regard se noyait sous le soutien-gorge dont elle était l’égérie, je perdais les moyens de maîtriser une tâche routinière assez simple: aligner mes pas pour mouvoir mon corps sur une ligne idéale dessinée sur le trottoir.

Une perte d’équilibre comparable à l’effet de l’alcool, la normale communication de mes neurones dérangée dans son fonctionnement par l’intrusion d'un signal perturbant et perturbateur.C’était l’effet escompté recherché par les créateurs de l’affiche en question*.

Je l'avais vue sans reconnaître, d’emblée, si la top-model était Eva plutôt que Cindy. Flatté par l’attention qui m’avait été consacrée, omnubilé par ces irrésistibles courbes, charmé par le grain de cette peau sensible traitée au lait de logiciel de retouche, je me baignais dans la dopamine libérée par ce shoot de rêve érotique.

Il fallait que je la regarde dans les yeux pour reprendre les rênes de mon regard qui en
était déjà à la nage libre sous la surface du fin tissu.
« Regardez-moi dans les yeux. J’ai dit dans les yeux… ». L’injonction écrite sous sa
photo, où elle posait habillée par cet unique appareil, mettait en lumière mon acte
inconscient. Une affiche scientifiquement conçue pour que je sois d’abord surpris par ce
regard sur mon propre regard, puis amusé par le cocasse constat : j’avais été pris en
flagrant délit.

Je n’avais pas regardé ni ses yeux, ni sa bouche, ni son visage: incapable d’associer un
prénom à son image. Il m’avait été impossible de nommer son identité, car dans mes
yeux elle avait été réduite à ses seins.
Déstabilisée par le choc, après le regard, c’était ma raison qui subissait le vertige : à quel
rythme, au cours d’une conversation, mon regard se pose sur la poitrine d’une femme?
Combien de fois ma vision succombe-t-elle à la tentation d’envelopper les seins de mon
interlocutrice? Quel est le nombre total de femmes qui ont dû repêcher ma vue
immergée dans le creux de leur décolleté? A quelle fréquence suis-je frappé par ce
sentiment posé à la lisière de l’espièglerie et de la gêne ? Après combien de temps
j’oblige ma vision à grimper sur les parois de l’abîme où elle précipite? Est-ce qu’il est
possible de quantifier le nombre de fois que j’ai de cette manière agressé une femme?
Avec quelle cadence mon regard passe de l’univers de la séduction au ring de
l’insistance?

Pour répondre, il faudrait un calculateur très puissant et je reconnais qu’il est plus utile
qu’ils soit destiné au décryptage de l’ADN plutôt qu’à résoudre ces questions.
Et pourtant il serait utile de quantifier pour changer d’optique. Connaître les coordonnées
pour déplacer l’angle de vue de ma vision sur le monde des seins et des femmes. Ou des
femmes et de leurs seins.

Afin d’éviter les interminables calculs, la tentation en appelle à l’effacement du problème.
En effet, il serait bien moins éprouvant si au lieu d’être attiré par la chute d’un décolleté
mon regard était systématiquement stoppé par la barrière d’un voile ample et sombre.
Une solution à la fois radicale et rapide qui annule toute tentation.

Une triste issue: avec ce voile il m’aurait été impossible de commencer à apprendre les
techniques pour diriger mon regard, il m’aurait été interdit d’appréhender ma vision pour
chercher à la comprendre. Pour essayer de la maitriser. Guigner plutôt que mater, épier
plutôt que reluquer, guetter plutôt que lorgner sachant que -tôt ou tard- chaque femme
remarquera le toucher de mes yeux lui caresser les seins.
Comment ne pas me priver de cette envoûtante sensation sans paraître, ni me sentir, un
lourd macho?
Qu’est-ce qui détermine si le regard de l’homme sur les seins d’une femme est un acte
machiste ? Son poids spécifique, le désir qu’il véhicule? La durée sur laquelle il s’étale?
Où se situe la frontière entre l’admiration et l’indiscrétion d’un coup d’oeil ?
Quelle limite détermine sa luxure plutôt que sa salacité? Comment éviter le tréfonds du
regard lubrique ? Dois-je renoncer au doux plaisir de laisser flâner mes yeux le long de
ses courbes ou simplement chercher de ne pas réduire, dans mon regard, la femme à ses
seins?

Expliciter pourrait me sortir de l'embarrassante situation qui me confond et m’empêche
de trouver des réponses. L'informer que son décolleté me trouble pourrait aider à
décoincer la tension. Est-ce que ce type de remarque est un acte machiste ? Dans la
mesure où elle ne laisse pas transparaître une invitation à se couvrir, elle pourrait
raconter le gouffre où je tombe.

Je réfléchis à la question cherchant la réplique pour répondre à sa question. Elle me
parle, par contre je ne sais plus ce qu’elle me dit. Je cherche à me convaincre: il faut
que je la regarde dans les yeux. Dans les yeux, je dis. Ma vision, précipitée encore une
fois dans le sensuel ravin de son décolleté. Conscient du fait que j’ai été pris dans le
piège à macho, je remonte mon regard d’un coup sec. Plus haut. Et là…surprise ! Je
découvre qu’elle fixe, elle mate, elle observe, elle étudie mon sexe. Elle insiste, sans
lâcher prise.
« De quelle couleur ? »
« Pardon ? »
« Mes yeux. Ils sont de quelle couleur ? »
« Verts »
Elle relève la tête et me sourit. Elle a compris et a décidé de m’accompagner dans cette
démarche. Je suis machiste, mais je me soigne.

David Marín

 

*Campagne publicitaire de Wonderbra, Eva Herzigova « Regardez-moi dans les yeux…J’ai
dit les yeux… », 1994
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