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Lever le voile... ou pas.

Le voile, au coeur des polémiques depuis des années en Occident, fait l'objet d'une étude particulière. Bruno-Nassim Aboudrar, professeur d’esthétique à l’Université Paris-III, questionne le paradoxe d'un bout de tissu devenu symbole de l'islam, une religion qui interdit pourtant toute représentation. Son livre explique pourquoi l'Occident en fait un motif de crispation. Pour l'émiliE, il revient sur ce qui concerne les femmes.

 

l'émiliE: Surexposition des corps des Occidentales, voiles des musulmanes: depuis quand ces deux systèmes s'affrontent-ils et comment ? 

Bruno-Nassim Aboudrar: Pendant des siècles, ils ne se sont pas affrontés. Les Occidentaux paraissent même amusés et séduits les rares fois qu'ils rencontrent les usages vestimentaire des musulmans. A Constantinople au début du XVIIIe siècle, Lady Montagu juge le voile très commode pour se promener incognito et rencontrer des amants ; à la génération suivante, le peintre suisse Jean-Etienne Liotard adopte l'habit turc. Plus sérieusement, je crois qu'il faut replacer la question de l'exposition des corps féminins dans un contexte beaucoup plus large qui est celui de la place faite au visible, à ce que l'on montre, à ce qu'on laisse voir dans une culture donnée. Le corps féminin est, sans doute, "surexposé" en Occident, mais c'est sur un fond qui, d'une manière générale, fait prévaloir l'ostentation, la transparence, l'image, le spectacle, etc. Bref, dans une civilisation où la vue est investie d'un prestige majeur. Les cultures musulmanes, au contraire, se méfient du regard et valorisent l'opacité, la dissimulation, le respect de l'intimité, etc. Aujourd'hui, en apparaissant voilées, les musulmanes à la fois se soumettent au système visuel de l'Occident - elles se font voir -, tentent de le subvertir - elles font voir qu'elles sont cachées -, et sont tout de même récupérées par ce système - elles sont certes cachées, mais surtout elles sont visibles.

Pourquoi la femme, et plus précisément son corps, est-elle au coeur de cette lutte?

Les corps, pas seulement féminins, sont, en général, au coeur des luttes. Les normes vestimentaires masculines d'un islam idéalisé (et, à vrai dire, normé par l'Arabie au détriment de l'Afrique du Nord) reviennent également en force : barbes, kamiz, etc. En ce qui concerne les femmes, ce qui est nouveau pour l'islam c'est qu'elles jouent un rôle actif dans le processus d'affirmation visuelle de celui-ci. Depuis la fin du Moyen-âge, elles étaient recluses et privées de tout moyen d'expression publique.

Vous dites que le voile est devenu l'image de l'islam, n'est-ce pas un paradoxe ?


Si c'est un paradoxe, car l'islam refuse les images. Non seulement la fabrication d'images matérielles (par la peinture ou la sculpture) était pratiquement prohibée, mais il y a, dans la culture musulmane classique, le refus constant de faire image. Pas de monnaie à l'effigie du souverain, pas de fenêtres qui cadrent un paysage. Le voile des femmes servait à rendre celles-ci invisibles lors de leurs rares sorties. En aucun cas à symboliser une religion qui refuse tout symbole iconique. Or, en effet, aujourd'hui, l'image que l'on a de l'islam se confond avec celles qu'offrent les femmes voilées qui s'en réclament.
 

Historiquement, le voile est d'abord un symbole de soumission de la femme chrétienne, le Coran en parle à peine. Pourquoi devient-il un point de fixation entre le monde musulman et l'Occident ?

Vous avez raison. Le voile reçoit cette fonction symbolique, inconnue jusqu'alors dans le monde antique de Saint Paul. Dans la Première épître aux Corinthiens il exige des femmes qu'elles soient voilées pendant le culte pour respecter symboliquement l'ordre de la création qui les place au dernier rang. Plus tard, des Pères de l'Eglise développent la signification symbolique du voile chrétien : il est le témoignage de la soumission des femmes. Le Coran évoque très peu le voile, et ne le recommande aux musulmanes qu'une seule fois et pour un motif civil, ni religieux ni symbolique : se faire connaître et se faire respecter. Ensuite, la chrétienté et le monde islamique - le dar el-islam - se combattent parfois, mais ne s'opposent jamais sur le voile - d'autant que les très nombreuses nonnes catholiques sont voilées et recluses. Il faut attendre la colonisation de l'Algérie par la France (1830) pour que le voile deviennent progressivement un objet de conflit. Les colons reconnaissent dans le voilement des autochtones à la fois un défi à leur pouvoir et une source d'excitation libidinale. Ils multiplient les images, d'abord picturales, puis photographiques, où des musulmanes sont contraintes d'exhiber leur corps nu, dévoilé. Dans un second temps, au cours du XXe siècle, la volonté d'une partie du monde musulman d'accéder à la modernité passe par sa conformation aux normes visuelles occidentales. Il y a donc des campagnes politiques de dévoilement, autoritaires dans la Turquie d'Atatürk, violentes dans l'Iran de Reza Shah, beaucoup plus libérales en Egypte ou en Tunisie. Mais la fin du siècle dernier est marquée par la ré-islamisation du monde musulman, qui s'accompagne d'un retour du voile, devenu le symbole d'une critique des valeurs occidentales.

Aujourd’hui, les femmes musulmanes qui revendiquent le port du voile comme affirmation identitaire, ne sont-elles pas justement l'instrument de la domination masculine ?


C'est sans doute beaucoup plus compliqué que ça. D'abord, historiquement, la violence de certains dévoilements imposés aux femmes au XXe siècle, en Iran par exemple, mais aussi en Algérie pour les nécessités de la guérilla, est aussi grande que celle de certains revoilements plus récents. Ensuite, en Occident notamment, beaucoup de femmes choisissent de se voiler pour affirmer leur obédience religieuse, leurs affinités culturelles et éventuellement leur désapprobation des us ou des moeurs de leurs congénères non-musulmanes. Ce choix est libre (pour autant qu'un choix vestimentaire soit vraiment libre, suis-je vraiment libre de porter des pantalons ?), normalement réfléchi (ce qui ne veut pas dire intelligent), et je trouve dégradant à leur égard de décider à leur place qu'elles sont aliénées à la phallocratie. En revanche, elles opèrent un clivage entre les sens symboliques qu'elles attribuent au voile - représenter l'islam et les valeurs qu'elles identifient en leur religion -, sens qu'il n'avait jamais eu auparavant, et la fonction coercitive, purement instrumentale, qui est la sienne pour les femmes qui le subissent. Nous vivons tous avec des clivages comparables : quand on porte un t-shirt parce qu'il est joli avec un slogan "sympa" écrit dessus, nous n'assumons pas, en même temps, la souffrance des ouvriers asiatiques qui l'ont fabriqué ni la pollution qu'a occasionnée son transport, alors que par ailleurs nous réprouvons celles-ci.

Etre visible, n'est-ce pas une aspiration individualiste qui tend à se répandre surtout avec les réseaux sociaux ?


Oui et non : être visible, c'est nécessairement l'être pour autrui. C'est donc une aspiration à la fois individualiste et altruiste. En plus, les réseaux sociaux qui, comme leur nom l'indiquent supposent des sociétés, font de cet individualisme une attitude essentiellement collective. Donc de nos jours, c'est être invisible qui est vraiment individualiste - et c'est beaucoup plus difficile.

Les hijab tutorials (en anglais) qui pullulent sur Youtube inscrivent-ils le voile dans une normalité voire une banalité ?


Sans aucun doute. Une originalité banale, au même titre que les piercings, les tatouages et les lunettes de soleil.  

Les codes de ces tutus  qu'ils s'adressent à des jeunes filles voilées ou non, se ressemblent. Les systèmes de représentations se rejoignent-ils ?


Je ne le dirais pas comme ça. Les hijab tutorials relèvent, quant à leur système de représentation, exclusivement d'un seul ordre, normé dans la Silicon Valley. Il n'y a donc pas de jonction entre systèmes de représentation. A l'intérieur de cet ordre pour l'instant assez fixe, il importe au fond peu que l'on présente des hijab, des tatouages océaniens ou le savoir-faire des carmélites en gaufrage de cornettes. Ce qui serait subversif, ce serait la contestation sur Internet de la notion même de tutorial et des formes de (re)présentation qui la véhiculent, mais à ma connaissance, les charmantes E-plieuses de foulard ne l'ont pas encore inventée.

Bruno-Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Flammarion, 250p.

l'émiliE - 2012-2016