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Jeu vidéo/ sexisme:interview de Mar_Lard, gameuse et activiste féministe

Depuis la publication de ses articles dénonçant la violence sexiste des gamers dans Gender.org, Mar_Lard en subit les terribles conséquences. A l'heure où l'association lab-elle lance le site aussi.ch duquel est absente toute référence aux jeux vidéo, Mar_Lard révèle une réalité inquiétante. Interview.

 


l'émiliE: Comment en êtes-vous arrivée à produire une recherche aussi documentée sur l’envers du décor geek, prétendument cool?

Mar_Lard: Les univers geeks (jeux vidéo, comics, informatique...) me passionnent depuis mon plus jeune âge et j'ai grandi avec ; hélas, j'ai pu constater au fil des années qu'en tant que femme, je n'y ai étais pas toujours la bienvenue... Mon intérêt pour ces milieux a toujours été considéré au mieux comme étrange, inhabituel («tiens, c'est pas vraiment pour les filles, ça...»), au pire avec une franche hostilité, comme si j'étais une intruse indésirable, ou comme si mon sexe me définissait entièrement et faisait de moi une cible : des commentaires misogynes «retourne dans ta cuisine» au harcèlement sexuel systématique en ligne... La récurrence de ces incidents et le fait que ces expériences soient partagées sous une forme ou une autre par toutes les femmes geeks avec lesquelles j'ai échangé a fini par m'interpeller, me faire comprendre qu'on était là face à un système ; d'ailleurs, ça a sans doute contribué à précipiter mon intérêt pour le féminisme... Je me suis mise à fréquenter de plus en plus des cercles geeks anglophones sur le Net : Outre-Atlantique, le problème de la nerd misogyny est bien mieux reconnu et abondamment discuté, des groupes de geek feminists se sont même créés pour répondre à ces formes particulières de misogynie. Tout cela a donc nourri ma réflexion et j'ai commencé à écrire un peu moi aussi, sur les représentations de genre au sein des jeux vidéo notamment.
Un jour, on m'a envoyé un article purement nauséabond tiré de Joystick, un magazine de jeux vidéo français. Six pages de pure masturbation sur des fantasmes de sévices sexuels infligés à l'héroïne Lara Croft, censés «remettre la bimbo à sa place»... Cet article, c'était une sorte de cerise sur le gâteau au sexisme ordinaire qui parsème allégrement la presse vidéoludique ; il m'a été purement insupportable, alors en août j'ai écrit un coup de gueule en réponse (lien). J'y ai parlé de misogynie ordinaire, de culture du viol... et du sexisme geek. Or il se trouve que cet article a déjà fait pas mal de bruit, et à cette occasion j'ai pu me rendre compte à quel point l'idée d'un sexisme spécifique aux milieux geeks était inconnue en France ! Les commentateurs étaient outrés à l'évocation d'un tel concept, parlaient de «stigmatisation des geeks»... On était à mille lieues du débat anglophone. Alors je me suis rendu compte que je pouvais faire quelque chose : je pouvais parler de tous ces incidents rencontrés au fil des années et tenter de ramener en France les idées développées Outre-Atlantique. Voilà comment je me suis attelée à la rédaction de ce grand dossier, panorama de toutes les formes de sexisme geek que j'ai pu rencontrer dans mon expérience et au fil de mes lectures anglophones.

Vous parlez de “brosogyny” pour décrire la dynamique de groupe masculin/hétéro à l’oeuvre sur les réseaux. Vous pouvez nous expliquer plus précisément son articulation?


«brosogyny», c'est un mot-valise inventé par un de mes collègues anglais, à partir de «bro» - expression d'amitié virile – et «misogyny». Il s'agit du renforcement de liens de cohésion masculine construits en opposition aux femmes, aux «gonzesses» dont on se moque entre mecs... Pour donner un exemple, sur les MMO (jeux en ligne massivement multijoueurs), les joueurs ont inventé le terme «Wife Aggro» («l'attaque de l'épouse», en gros) : la harpie qui empêche son compagnon de jouer autant qu'il veut... Le terme est même apparu dans le titre d'une conférence lors d'une convention jeux vidéo américaine ! Dans un autre contexte, Virginie Despentes évoque le même type de solidarité masculine dans King Kong Théorie, face au viol par exemple...

Le cas de la féministe américaine Anita Sarkeesian est terrifiant. Vous n’avez pas peur de subir le même sort ?

C'est un peu ce qui est train de se passer, dans une moindre mesure et à l'échelle française. Mon article sur Joystick et surtout ce dernier dossier ont déclenché des réactions d'une violence très impressionnante, des torrents d'insultes et parfois des menaces... Il est d'ailleurs intéressant de constater que ces insultes et menaces tournent quasi-systématiquement autour de mon sexe ou de ma sexualité supposée : injures misogynes ou lesbophobes, menaces d'attouchements, de viol ou de stérilisation... Sans aller jusque là, c'est la prévisible levée de boucliers : toutes les esquives sont bonnes, du «il y a pire ailleurs donc ce n'est pas la peine d'en parler» au chipotage sur le terme geek en passant par les inévitables cris à la censure et «on ne peut plus rien dire» ! Ce qui est aussi impressionnant, c'est la façon dont le débat a aussitôt été déplacé : au lieu de parler de ce que je dis, on fait un procès de ma personne – ou de l'épouvantail construit comme ma personne, une enragée névrosée frustrée complexée misandre et castratrice... La grande méchante féministe !



Comment expliquez-vous que les journalistes femmes qui questionnent la communauté geek finissent toujours par se faire menacer (je pense à Maddy Myers ou Asher_Wolf notamment) ?

En fait le sexisme dans ces communautés, c'est l'éléphant dans la pièce : il est là, tout le monde le sait, tout le monde le voit au fond, mais personne ne le pointe du doigt... Il fait partie intégrante du paysage, on doit s'y habituer, il est complètement normalisé (c'est aussi pour ça qu'on lui trouve un tas d'excuses). À partir du moment ou une femme ose en parler, elle bouscule ce statu quo : d'un coup on est mis face au fait qu'on n'est pas aussi clean qu'on voudrait bien le croire, et c'est inconfortable... En plus, à partir du moment où c'est une femme qui parle de cercles geeks, elle est plus ou moins inconsciemment considérée comme extérieure, «pas des nôtres», «elle n'y connaît rien»... L'idée sous-jacente, c'est que si elle faisait «vraiment» partie de ces communautés, elle accepterait le sexisme comme partie intégrante de l'expérience sans rien dire ! Donc, réaction de défense face à «la connasse qui vient nous faire chier chez nous», en quelque sorte... En prime, l'idée d'une certaine «trahison» : «En parlant de ça, tu salis l'image de la communauté» ! Alors qu'évidemment c'est le sexisme qui salit l'image de la communauté, mais on préfère accuser celles qui en parlent, c'est plus facile.



Pour une gameuse, le principe serait “pour jouer heureuse, jouer cachée”, selon vous?

Certainement pas ! Au contraire, j'essaie d'expliquer que personne ne devrait avoir à cacher qui il/elle est pour être accepté.e... Il existe ce beau mythe qu'Internet serait le grand égalisateur, que tout le monde est libre sur Internet ! À condition de rester dans la norme étriquée du mec blanc cishétéro... dès que tu dépasses, on te le fera savoir et ce sera rarement plaisant. Du coup on a souvent droit à ce «bon conseil» : «Sur Internet tu peux être qui tu veux, tu n'as qu'à cacher que tu es une fille» ! Donc pour être tranquille, il «suffit» d'adopter un pseudo masculin, un avatar masculin, une grammaire masculine, de ne surtout jamais laisser entendre sa voix ou se montrer... de se cacher, de se conformer au moule «acceptable», en gros. Et par là-même, de renforcer l'invisibilisation des femmes dans ces milieux... Non. Nous ne devrions pas avoir à nous camoufler (même si celles qui le font pour être tranquilles ne sont certainement pas condamnables, étant donné que la situation devient parfois vraiment insoutenable) ; ce n'est pas à nous de nous cacher, mais à eux de nous respecter.



Toutes les communautés sont sexistes: linuxien-ne-s, rôlistes, hackers... Comment en sortir ?

Je crois que le premier pas, c'est déjà d'accepter qu'il y a un problème. Et quand on voit les réactions dès que quelqu'un prononce le mot «sexisme», on voit bien que ce n'est pas si facile... On est un face à un sexisme ordinaire, normalisé, considéré comme partie intégrante de la culture du milieu. La réaction habituelle est de protéger le sexisme en invoquant l'humour, le «politiquement incorrect» - comme si le sexisme était quelque chose de subversif ou de profondément osé qu'il est noble de préserver... Comprendre que toutes ces petites occurrences de sexisme normalisé sont loins d'être anodines, qu'elles excluent, qu'elles visent – consciemment ou inconsciemment - à renforcer des dynamiques de domination, c'est le plus gros du chemin. Une fois qu'on a ouvert les yeux là-dessus, le sexisme qui nous paraissait auparavant tout à fait ordinaire devient soudain apparent : c'est l'essentiel, que tout ça ne passe plus inaperçu, que ce soit relevé. C'est pour ça aussi qu'on provoque des réactions aussi violentes quand on en parle: on fait poil à gratter, on rend le problème visible et ça devient inconfortable... À partir du moment ou le statu quo de l'exclusion habituelle est remis en question, on peut avancer vers des communautés respectueuses de tous. Par exemple, une femme arrive sur un forum, immédiatement quelqu'un fait la fameuse blague «retourne dans ta cuisine» : elle est censée l'accepter sans rien dire, si elle réagit la communauté fera aussitôt bloc - «c'est juste une blague», «t'as pas d'humour». Mais à partir du moment ou quelqu'un va prendre la parole pour remettre ce statu quo en cause, va comprendre et faire comprendre que ces incidents sont systématiques et nocifs, que leur acceptation habituelle n'est pas normale, on a fait le gros du travail. C'est à partir de là qu'on peut inclure le refus du sexisme dans la charte de conduite, qu'on peut réfléchir aux représentations dans les contenus qu'on produit... C'est un travail sur les mentalités.



Vous dépeignez le snobisme geek en vous appuyant sur la figure de la Fake Geek Girl : est-ce à dire que même parfaite, une fille restera toujours une fille dans ce milieu?

C'est le principe : les barrières de ce qui constitue le «vrai geek» reculent sans cesse de façon à toujours exclure... Le snobisme geek est un fléau qui ne touche pas que les femmes : les communautés se construisent dans le mépris et l'exclusion de ce qu'ils considèrent comme les «illégitimes» - décrétés de façon arbitraire et de façon à consacrer SA pratique comme l'unique valable, évidemment... Ainsi, «les joueurs sur tablettes sont des 'casu', pas des VRAIS gamers», puis «les gamers Call of Duty ne sont que des petits 'kevins', ils ne jouent pas à de VRAIS jeux», ensuite «Quoi, tu joues pas en difficile ? 'N00b !'»... «T'es pas vraiment geek si tu sais pas programmer», puis «T'es pas un vrai programmeur si tu fais pas du Lisp»... «Tu peux pas être libriste et utiliser Ubuntu...», «Tu peux pas te réclamer du Logiciel Libre en utilisant des codecs propriétaires...» etc etc etc... tous ces exemples sont vraiment très répandus, et il y en aurait des dizaines d'autres ! Plus on va dans des sphères obscures et pointues de la geekerie, plus ce snobisme est prononcé. Une nouvelle forme du concours de la plus grosse... Et, comme par hasard, cette construction du «Faux Geek» exclut tout particulièrement... les femmes. Une femme en milieu geek subit régulièrement de véritables interrogatoires de la part du premier mec venu, apparemment habilité à lui délivrer son «brevet de geekerie»... «Tu portes un T-Shirt Green Lantern ? Je parie que tu n'as jamais ouvert un comic», «Tu peux me citer seulement trois Green Lantern ?... Tu es allée voir sur Wikipédia, c'est ça ?» «Pff, je parie que tu connaissais même pas Green Lantern avant le film». La perception qu'une femme ne peut pas «vraiment» s'intéresser ou comprendre ces univers, qu'elle cherche à en donner l'impression dans le seul but de plaire aux mecs... Par exemple, il y a ce mythe très répandu chez les fans de comics que les cosplayeuses (les fans qui se déguisent en leurs personnages préférés) revêtent les habits souvent révélateurs de super-héroïnes uniquement pour attirer l'attention des hommes... Il ne leur viendrait pas à l'esprit qu'elles le font par amour du personnage, et qu'elles ne sont nullement responsables des costumes parfois ridicules fantasmés par les dessinateurs masculins ! En bref, on a un véritable combo misogynie + snobisme dans le mythe de la «Fake Geek Girl», la fille faussement geek...
Chez les gamers, ça se voit très bien avec le cas des Sims, un excellent jeu de gestion qui se trouve beaucoup attirer le public féminin : à la sortie de ce jeu par le fameux créateur Will Wright, il a été fort applaudi... jusqu'à ce que les gamers s'aperçoivent que des filles osaient également apprécier le jeu ! À partir de là il devenait bien sûr indispensable de s'en distinguer : dans l'esprit gamer, les Sims sont devenus un «jeu casual» («grand public», la pire des tares, par opposition aux «vrais jeux», «hardcore»), pire, un «jeu de fille», «jeu de poupée»... honte à présent sur quiconque oserait se dire «gamer» en jouant aux Sims, et exclusion magique de toutes les femmes qui y jouent...

Ce qui est terrible, c'est que souvent les femmes vont jouer le jeu dans l'espoir d'être acceptées dans le petit club masculin. «Moi je suis pas comme les autres filles, ces pouffiasses superficielles, je suis l'une de vous les mecs !» «Les Sims ? Beurk, jamais de la vie, je joue à de VRAIS JEUX moi». Répliquer la misogynie dans une tentative de se différencier... je l'ai fait aussi, jusqu'à comprendre que c'était un piège. De toute façon, ça ne marche pas – on reste «la fille», toujours suspecte, le vagin marque d’infamie.



Vous écornez passablement les valeurs du Parti Pirate, parti misogyne et anti-égalitaire au possible. Comment expliquez-vous qu’il soit auréolé de l’image d’un mouvement jeune et progressiste ?

Je crois sincèrement qu'il est jeune et progressiste sur de nombreux points ; c'est un parti novateur, qui tente de nouvelles formes de politiques – avec plus ou moins de succès... En France surtout, c'est un parti très expérimental, avec parfois le manque de maturité ou l'amateurisme que ça peut entraîner. Et comme il est principalement constitué de jeunes hommes geeks répliquant les mêmes comportements qu'au sein de leurs communautés habituelles, les mécanismes d'exclusion des minorités s'y perpétuent sans vraiment être interrogés... Manque d'intérêt pour les droits des minorités et des femmes, incompréhension des comportements ostracisants...



La communauté geek est-elle homogène ? N’y a-t-il en son sein que des hommes cis-hétéros faisant partie des dominants susceptibles de se sentir victimisés dès qu’on interroge leur système ?

Ça, c'est ce qu'on aimerait bien nous faire croire... Comme les activités geeks – jeux vidéo, comics, informatique, technologie... - sont considérées comme «masculines», l'éducation genrée se fait sentir : les hommes sont parfaitement acceptés voire encouragés dans ces voies tandis que les femmes en sont découragées et/ou s'autocensurent... Donc oui, on a une disparité de genre fabriquée dans ces milieux. Cependant, le mythe qui veut que les femmes soient parfaitement absentes, ne s'y intéressent tout simplement pas est bien entendu faux et l'a toujours été ! Certains feraient bien de se rappeler que les ordinateurs sur lesquels ils aiment tant faire joujou, ils les doivent notamment à Ada Lovelace, considérée comme la première programmeuse au monde... Ici, une publicité de 1982 pour l'une des premières consoles de salon montre une jeune joueuse, de façon parfaitement non-genrée qui plus est (elle possède des jouets variés (batte de baseball, guitare, microscope, robot, tutu de danse...) et le marketing porte sur la bravoure. Ces photos des années 40 (photo 1 et photo2) nous montrent des petites filles parmi la clientèle des comicbook stores... On peut aussi rappeler que Mario, Zelda ou plus récemment Pokémon ont d'emblée rassemblé filles et garçons derrière les manettes... Hélas, si les femmes ont toujours été là, l'adversité sexiste aussi... Cet article de 1983 évoque déjà les difficultés des femmes dans l'industrie du jeu vidéo, et cette bande-dessinée de 1998 évoque le snobisme misogyne et le soupçon d'imposture qui pèse sur les femmes du milieu, exactement comme on le fait encore aujourd'hui !



Misogynie, apologie du viol, masculinisme, ça laisse songeur... N’est-ce pas un manque de contact avec la réalité, de maturité et d’éducation ?

Je crois qu'il y a plusieurs raisons à cette cristallisation du sexisme dans des espaces spécifiques. On a d'abord l'idée que l'on se trouve dans un pré carré masculin, un petit club qui leur appartient de plein droit, où l'on est bien tranquille entre mecs décomplexés loin de toutes ces obligations sociales si contraignantes... On le voit très bien aux cris d'orfraie dès que quelqu'un soulève une objection face à un discours excluant : «Oh non, c'est l'un des derniers endroits où l'on est un peu épargné par le politiquement correct, ici !» Je rappelle que dans l'affaire du harcèlement immonde de la joueuse de Tekken en tournoi professionnel, il y a eu de nombreux gamers sur les forums pour défendre le coach sur le mode «Notre communauté est l'un des rares endroits aujourd'hui ou les mecs peuvent se relaxer, être eux-mêmes : si vous supportez pas des remarques sur votre corps, vous pouvez aller voir ailleurs».
Comme s'il y avait quelque chose de noble à préserver un espace ou sexisme, homophobie, racisme peuvent s'exercer librement... Des espaces conçus comme «lieux de résistance» face à l'affreux «politiquement correct». Comme si être raciste, sexiste ou homophobe avait quoi que ce soit de «politiquement incorrect», d'original ou d'irrévérencieux... alors qu'il s'agit là des idées les plus convenues et les moins osées qui soient. Le mec qui se croit malin en balançant une «blague» sexiste au milieu d'une assemblée masculine qui rit, tolère et encourage ces blagues se prend pour un esprit libre, un grand provocateur, un révolutionnaire face à ce qu'il voit comme «la tyrannie du politiquement correct» (l'exigence du respect de l'autre...) - en réalité, il ne fait guère que bêler avec la masse en répliquant toujours les mêmes schémas éculés, en ridiculisant et en ostracisant quiconque ne rentre pas dans son moule.
Ce mécanisme est bien sûr favorisé par l'anonymat, la distance dans les échanges qui ont lieu sur Internet. On reste dans la même logique de provoc' confortable à petit prix : c'est beaucoup plus facile de balancer «va me faire un sandwich» à une femme par écrans interposés qu'en face, évidemment... Ce qui ne veut pas dire que le sexisme n'est pas aussi allègrement pratiqué «in real life», particulièrement dans les espaces considérés comme propriété masculine encore une fois : les comportements sexistes deviennent normalisés par le milieu et le groupe. C'est ainsi que chaque convention gamer, comics... est suivie de témoignages d'incidents : harcèlement sexuel, mains baladeuses... Ça ne rate jamais. Des types qui ont le sentiment qu'ils sont chez eux et les femmes non, et qu'ils peuvent donc se permettre des choses que souvent ils ne se permettraient pas dans d'autres milieux.
L'idée que les femmes sont étrangères, intruses dans ces milieux est centrale : on l'a vu plus haut avec le mythe de la Fake Geek Girl, une femme ne peut pas légitimement intégrer les milieux geeks. Ça va même plus loin que ça : il rôde dans ces milieux l'idée que les femmes auraient «mérité» leur exclusion, une juste revanche en quelque sorte. D'abord à cause du mythe que les femmes s'intéresseraient seulement maintenant à ces milieux et seulement parce qu'ils sont devenus à la mode – ce qui est faux, on l'a vu, on a toujours été là malgré l'exclusion – et, encore plus fort, parce qu'il y a une tendance chez les geeks à se considérer comme «opprimés» par les femmes. Le narratif geek stéréotypique auquel une bonne partie de la communauté va s'identifier avec plus ou moi de vérité, c'est «j'étais exclu au lycée, les filles se moquaient de moi et ne voulaient pas sortir avec moi». Donc on prend sa revanche dans les milieux où on exerce le pouvoir...
Une dernière raison qu'on peut citer, c'est le manque d'éducation à la sociologie, aux dynamiques de privilèges et d'oppressions sociales dans des milieux qui glorifient plutôt les «sciences dures». En conséquence, on a des groupes homogènes de personnes qui sont généralement en haut de l'échelle des privilèges sociaux (hommes, cis-hétéros, blancs, bon niveau de vie et d'éducation), avec assez peu d'intérêt ou d'éducation sur les systèmes de discrimination tels qu'ils s'exercent dans notre société mais qui se rassemblent autour du narratif d'exclusion, de marginalisation, de différence subies qui forment le stéréotype du geek. Terrain très fertile pour les idées masculinistes qui viennent conforter ces narratifs...

Question subsidiaire : les creeper cards suffisent-elles à changer ce monde?

Je pense que l'intérêt des creeper cards et des initiatives similaires, c'est encore et toujours de rendre le problème visible. Les mettre à disposition c'est déjà reconnaître la fréquence des incidents, leur réalité, et quand on voit comment de nombreuses conventions rechignent à mettre en place une charte de conduite, ce n'est pas anodin. Elles fournissent une façon simple, toute faite de signaler «là, ce type de comportement est inacceptable» - ce n'est pas forcément évident à faire seul, avec ses propres moyens, face à un groupe. Les Cards, c'est le signe qu'on a des allié.es face à ces comportements, qu'on a le droit de les signaler. C'est un soutien important dans des situations où les comportements sexistes sont légitimés par le milieu et le groupe et où c'est volontiers la victime qui est mise en cause pour réagir : les Cards c'est en quelque sorte le rappel «oui, j'ai le droit de réagir, je n'ai pas à me laisser traiter comme ça». Après, bien sûr, c'est loin d'être une solution magique, leur emploi n'est pas forcément évident. Mais il y a tant à faire dans ces milieux qu'une telle initiative, ça représente un premier pas important pour le féminisme en milieux geeks. D'ailleurs les Creeper Cards ont été plutôt plébiscitées ; au départ une initiative individuelle dans le cadre d'une convention spécifique, elles ont depuis été reprises et mises en place dans un cadre plus large.

l'émiliE - 2012-2016