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La pensée queer, blanchiment postmoderne

Lalla Kowska-Régnier, alors militante de la première heure d’Act Up-Paris,  se distingua tant à la commission prison qu’en mettant une capote géante sur l’Obélisque de la Concorde à Paris. Cette ex-journaliste (Canal + de la grande époque), à l’initiative du manifeste  « Notre corps nous appartient », fait le point sur son parcours transféministe.

l'émiliE: Tu disais qu'être trans c'est se libérer du féminin et du masculin, comment es-tu aujourd'hui?

Lalla: Je dirais assez fem, oui une fem version trans hétéra. Mais avec talons non obligatoires et de pas plus de 7 cm. C'est dans ces accessoires de la féminité que je me sens moi. Et peut-être qu'un jour, si je devais me convertir au monothéisme, ce sera avec un voile que je toucherai à ma puissance. Et je continue à penser qu'être trans c'est d'abord une question d'être soi en s'inscrivant dans un sexe social qui n'est pas celui assigné à notre naissance. En cela, je suis binaire. Et peu importe que ce sexe social corresponde au genre communément assorti, il y a beaucoup de femmes trans butch et d'hommes trans efféminés.

Tu poses un regard critique sur le militantisme et tu préfères parler d'engagement. Pourquoi?
C'est compliqué un peu de répondre, car j'imagine que mes propos pourraient être repris par des gens qui méprisent toute forme d'engagement et de militantisme. Ce que je pense c'est que le militantisme - comme à peu près tous les espaces de pouvoir censés "représenter" les gens, comme la politique, le journalisme mainstream, les experteurs, les banquiers et tout ceux qui de près ou de loin nourrissent nos oligarchies modernes (des hauts fonctionnaires d'Etat aux "fils et filles de" dans les arts et la culture) - devrait être régi par un contrat de durée déterminée. Sinon, le risque d'embourbement est très élevé et ce qui est dénoncé et subi se trouve alors renforcé.
Quand je vois des gens apparaître dans l'espace politique avec juste un post-it "subversif" sur le front, je trouve ça incompréhensible.
Aujourd'hui par exemple, si je suis très proche du Parti des Indigènes de la République, outre ma propre histoire familiale, c'est aussi que les gens qui l'animent depuis sept ans sont engagés par et dans leur corps social, dans leur vie, avant d'être des militants pour "la cause" qui couraient après un diplôme ès contestation. Le PIR est un modèle d'autonomie des luttes et des résistances à soutenir.

Act Up c'est de l'histoire ancienne?
J'aimerais bien.
Mais voilà typiquement l'exemple d'un groupe qui n'a pas su s’arrêter et a fabriqué des fonctionnaires de la colère. Et par exemple les derniers communiqués de la commission trans sont scandaleux. Laissant entendre que les personnes trans sont des assistées ou encore en adoptant une stratégie à minima de demande de changement de numéro de sécurité sociale au lieu d'exiger le changement d'état civil.
Plus largement, il reste a déplier cette histoire en fait: comment le groupe s'est maintenu en vie, a fait allégeance à Pierre Bergé, l'homme qui enferma Yves Saint Laurent dans sa douloureuse mélancolie et qui avorta l'émergence d'un mouvement autonome des jeunes des banlieues  (la marche pour l’Égalité en 1983) en créant SOS Racisme. Comment ce groupe a pu avoir une présidente hétérosexuelle et séronégative capable de considérer que la parole d'un pédé séropositif dans un débat sur la prévention n'était pas légitime. Comment une partie des militants de la première, deuxième ou troisième heure se sent autorisée à verrouiller aujourd'hui encore la mémoire du groupe. Comment en est-on arrivé là?
Militer à Act Up il y a 20 ans a été une expérience hyper dense pour beaucoup d'entre nous,  personnellement il m'a fallu tout ce temps pour m'alléger un peu des blessures que la vie en groupe avait laissées. C'est à la mort de Philippe Labbey (1) cet été que j'ai réalisé que je m'accrochais encore à des illusions. Cette histoire d'Act Up-Paris manque, celle des militants qui après la mort de Cleews Vellay (2) pensaient qu'il fallait passer à d'autres modes d'actions et qui se sont retrouvés pris dans un étau à quatre mâchoires: Didier Lestrade, Guillaume  Dustan, les idéologues normaliens (la revue Vacarme) et Act Up qui continuait.

Le manifeste que tu as initié en 2007 (intitulé notre corps nous appartient) reste fondamental pour les féministes encore aujourd'hui. Comment l'expliques-tu?
En fait ce manifeste, initié avec Jihan Ferjani et Elsa Dorlin, est un hommage et une filliation directs au manifeste des 343 salopes tant il est évident que les problématiques trans sont des problématiques féministes. Ce que nous vivons aujourd'hui - la mise sous tutelle psychiatrique par les médecins bourreaux de la Sofect, la soumission au bon vouloir des magistrats aux affaires familiales pour pouvoir exercer notre citoyenneté en ayant des papiers adaptés, la dépendance à des médecins juges quand ceux-ci devraient juste être des partenaires de santé et de bien être -  correspond très exactement à ce contre quoi les femmes bios on dû (et doivent encore) se battre. Mais pour moi ce manifeste est un peu un échec, une féministe "historique", signataire des 343, a même refusé de le signer et de le faire circuler     (ce qui à mon sens est le plus grave), nous reprochant un "glissement sémantique". Du coup, j'étais vraiment fière quand il a été publié sur le site du collectif Les Mots Sont Importants et dans la revue NQF.
Et c'est rigolo de voir que les même journaux, comme les Inrocks, qui n'ont pas diffusé ce texte, ont trouvé plus d'intérêt à un autre manifeste sur les question trans, quelques années plus tard, mais rédigé cette fois ci par un homme bio gay.

Je crois que le blocage de certaines féministes bios est le même que celui qu'elles ont avec les paroles de femmes musulmanes voilées ou encore des travailleuses du sexe. Comme si elles ne pouvaient imaginer d'autres formes d'incorporation possibles que la leur. C'est vraiment dommage. Je pense que le miroir que nous (femmes et hommes trans, mais aussi les femmes indigènes et les travailleuses du sexe) tendons aux féministes blanches et bourgeoises est pourtant muni de plusieurs facettes et leur permettrait de faire le deuil d'une approche bien peu subtile des mécaniques d'oppression et ainsi de retrouver une énergie émancipatrice. Combien de fois je me suis entendu dire, "mais comment avoir envie de passer dans le camp des oppressées" (sur un ton comme si je volais leurs cassettes à bijoux) ? Si vraiment vous pensez que ça se passe aussi facilement que ça, pourquoi alors de votre côté ne pas passer du côté des dominants ? La testostérone, ça se trouve assez facilement.

La transphobie la plus violente vient des homos, dis-tu. Tu leur fais  peur? Tu les déranges?
Bon c'est un peu comme avec ces féministes. Il y a toujours sous-jacent quelque chose du rappel à l'ordre, à l'ordre du "vrai", et d'une certaine idée de la nature (en tant que petite sorcière dédiée à l'Immanence je m'inscris évidemment dans une forme de naturalisme).
Étais-je un vrai mec? Suis-je une vraie femme? Suis-je un faux travelo? Une vraie hétéra? Étais-je un vrai pédé? Et quid de mes relations amoureuses et amicales d'alors? Et celles d'aujourd'hui? Qui sont mes amants? C'est quoi ce désir anomal que je suscite?
Qu'est-ce que sont ces corps qui me dégoûtent de mon fétiche libidineux? Ce pénis à cette femme? Ce vagin à cet homme? C'est là l'insupportable, l'indépassable pour les straights, homos ou hétéros. Je pense que précisément parce qu'on va dé/reconnecter le désir au sexe génital (et heureusement, il n'est pas obligatoire d'être trans ou trans lover pour ça), on va  permettre à l'essence désirante de circuler un peu plus dilatée, un peu plus de biais. Je crois que la pierre d'achoppement - et le pont avec les identités bisexuelles, est surtout là. Nos corps effraient et/ou fascinent. Comme celui des femmes voilées.
Plus spécifiquement sur les homos qui se sont montrés violents avec moi, je crois qu'il y avait sentiment de trahison ("mais je désirais ce petit mec moi! Mais qu'est-ce que je désirais?!"), et sûrement un rappel parfois d'une proximité de vie enfantine (les jeux à la poupée pour les garçons ou aux petites voitures pour les filles) qui bouscule ce qu'ils sont. Et pour être précise, j'ai surtout ressenti cette violence dans des endroits très situés : le milieu militant LGBT/queer où par exemple avant c'était "la JC" et quand j'ai annoncé ma transition, étrangement l'usage du pronom "il" s'est imposé à mes interlocuteurs; et puis le monde de la nuit où trop souvent on affiche queer comme le hype plus ultra de la soirée réussie, mais où on se fout bien de savoir si les Dj vont aussi mixer à l'ump. Le fait de rappeler dans ces espaces "élus" qu'être gay ne les empêchaient de faire partie de la maison des hommes et des oppresseurs, ce que j’appelle l'hétérhomopatriarcat (3) en a froissé plus d'un. Le fait de dénoncer leur copine Caroline Fourest pour ce qu'elle est, une islamophobe cachée derrière une laïciste frelatée, et enfin d'affirmer aussi une forme d'identité indigène en même temps que mon "être-femme" a fini par épuiser les autres.

Les transidentités ne sont pas uniquement questionnables par le biais du genre. La pensée queer a-t-elle des limites?
Je pense vraiment que ce travail de questionnement reste à faire, même s'il a été entamé ici où là, à Lyon avec Chrysalide, à Lille avec C'est pas mon Genre, à Marseille avec l'Observatoire des transidentités, à Bordeaux avec Mutatis Mutandis, ou plus loin au Canada, avec les travaux de Viviane Namasté, mais c'est encore trop souvent à travers le prisme queertranspédégouine que ça se fait. Par exemple, pour revenir à mon expérience, ma transition n'a pas été seulement d'aller vers moi en m'incarnant socialement en tant que femme mais aussi de renouer avec mon algérianité.  J'ai aussi envie de questionner ça, que nous développions nos propres généalogies.
Et puis je crois vraiment qu'il faut arrêter avec la confusion genre et sexe social. Oui je suis une femme avec un pénis (si tant est que ça en soit un) et mon sexe n'est pas masculin, mais de naissance.  Je le sens d'ailleurs très féminin puisque c'est le mien et il ne le sera pas plus quand j'aurai subi ma vaginoplastie. L'essentiel, (l'essocialement?) c'est que je suis une femme.
Et puis je suis désormais convaincue que masculin et féminin sont des notions trop volatiles pour être utilisées à ce point politiquement. Je comprends bien qu'en se focalisant sur masculin/féminin, on peut faire une longue carrière littéraire  mais honnêtement je ne vois pas l'intérêt. Tout un chacun, homme ou femme, bio ou trans, homo ou hétéro, blanc ou indigène, sommes traversés de masculin et de féminin, et ce constat est sans fin puisque ce que chacun de nous met dans ces termes diffère de l'autre, selon les temps et selon les lieux. On va continuer à couper les cheveux jusqu'à ? Mais par contre, du coup, on oublie de pointer les endroits où se jouent effectivement les oppressions et notamment les rapports d'oppression de sexe sociaux. En fait, on ne peut plus dire sexe comme on ne peut plus dire race. C'est plus facile alors pour les sexistes et les racistes.

Pour moi queer limite dès lors que ça qualifie. Je crois que le problème, c'est son mauvais usage français républicain et universaliste : là où nous devrions avoir une multitude de corps machines désirantes, capables de former des alliances ici, d'autres ailleurs, et encore à un autre moment ; quand nous devrions avancer en soi et continuer avec les autres, on nous propose un vaste néant identitaire, ce qui après tout peut être une forme de grâce, mais qui à force de nager dans les sphères postlumineuses de la pensée avec comme seul revendication le badge "subversif" de tout à l'heure sur le front (attention les gars, j'arrive et je suis subversive, mais quelle blague...) dématérialise complètement les rapports d'oppression sociale. Je trouve les postures de celles qui écrivent qu'il faut se "libérer" des identités (par exemple trans ou lesbiennes) bien luxueuses, parce que pour la très grande majorité des trans, des lesbiennes ou des femmes indigènes nous savons assez l'hostilité du monde dans lequel nous évoluons pour nous débarrasser par la magie de la performativité des oppressions subies.
Et puis je suis aussi  circonspecte sur l'émergence de nouvelles identités "transqueer", de celles et ceux qui vont affirmer leur transidentité en refusant le "diktat" de l'hormonothérapie et ou de la chirurgie. (Je ne parle pas ici des personnes trans qui, pour des raisons de santé, se voient contraintes à ne pas prendre d'hormones, mais bien des personnes qui refusent l'hormonothérapie ou la chirurgie). Peut-être est ce à mon tour de reprocher un glissement sémantique, mais il me semble qu'il y a là une acrobatie qui mérite d'être critiquée. D'abord parce que pour les personnes trans, il est inimaginable de survivre (socialement ou physiquement) sans l'hormonothérapie ou la chirurgie. Qu'il y dans nos démarches quelque chose de l'ordre de l'instinct de survie, d'animal. Ensuite parce que pour moi, ce discours, en plus de nous renvoyer dans le coin du savoir, avec le bonnet d'âne sur lequel il est inscrit "binaire" sur une oreille et "essentialiste" sur l'autre, sert mot pour mot les arguments des psychiatres et médecins des hôpitaux du service public français qui n'entendent qu'une chose : freiner par tous les moyens nos transitions.
Pour moi, il ne fait aucun doute que la pensée "queer" en France n'est rien d'autre qu'une vaste opération civilisatrice et de blanchiment post moderne. En fait, si je n'avais pas autant de respect et de solidarité pour la lutte du peuple palestinien, j'oserais dire que les trans sont en quelque sort les Palestiniens des queers : des identités niées, bafouées, usurpées et exploitées.
Pour moi, la pensée queer est un cheval de Troie du blantriarcat.

(1) Fin d'Act Up-Paris par Philippe Labbey

(2) http://www.actupparis.org/spip.php?article2672

(3) http://lmsi.net/Le-coq-et-le-tas-de-fumier

©  Jules Faure - http://cargocollective.com/julesfaure

l'émiliE - 2012-2016