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Annick Blavier, une œuvre engagée

Collage

Il y a du mystère dans les collages d’Annick Blavier, les déchirures, les fragments, les situations que l’on ne voit pas en entier, les citations qui ont perdu leur auteur.e..
Pourtant, ce n’est pas le mystère que cultive l’artiste - ni mystère, ni ellipse - mais l’attention.
Le regard intransigeant.
On quitte d’emblée le décor, les alentours pour un angle de champ réduit au maximum, la perspective est écrasée, le téléobjectif réglé serré. Ici, le corps tout entier serait un leurre; le lieu, un détour ; les autres, de la dispersion.
Garder la focale.
Soutenir l’attention.
Affirmer le point de vue.

C’est fou ce qu’un fragment contient comme informations. Et de même que chaque noyau d’une cellule porte l’entièreté d’un patrimoine génétique, une particule dit tout – ou presque - d’une situation : le désir, l’attente, la traque, l’ambition, l’autorité, la violence. Nul besoin du corps tout entier, le fragment saisit le corps toujours déjà sous l’emprise du monde.

La fragmentation dans l’œuvre d’Annick Blavier est un geste politique. Ajustant le regard au grain de la peau, au sens du fil de trame, à la densité de la couleur, au soyeux du tissu, la fragmentation devient une dénonciation de l’ordre du monde. Fragmenter pour faire la démonstration rigoureuse de la brutalité d’un ordre inéluctable. C’est un monde scindé en deux groupes distincts et inégaux: ceux qui dominent et s’arrogent l’espace et le corps des autres et ceux qui sont dominés. La fragmentation montre de façon saisissante l’imbrication. En effet, pas de domination sans subordination, d’arrogance sans humiliation, d’impunité sans asservissement. Etre dans l’un renvoie inévitablement à l’autre.
Comme si chaque détail cristallisait en même temps une réalité intime sociale et politique. Ici est révélé ce que, par bribes, de façon intuitive ou consciente, nous savons tous de l’implacable rouage du pouvoir. Un monde aux articulations minutieusement ajustées, celui où suffisance et arrogance, renvoient à obéissance et humiliation pour un monde en marche.

Par delà le travail singulier sur l’image, il y a celui sur le langage. Ici, superfétatoire. Comme si tout était déjà énoncé. Des phrases apparaissent en bordure, entières ou incomplètes. Une injonction, une exclamation ou un constat. Chaque fois lourdes de silence et de sous entendus.

« maman, c’est un monsieur. »
« il fallait que je passe par la fiction. »
« on n’est pas responsable. »
« la notion de génocide a été adop… »
.

On comprend vite, qu’ici le langage ne dit ou dédit plus, pris à son tour dans un rouage déconnecté. Si les corps ont perdu leur réalité sensible, le langage a définitivement perdu sa promesse de vérité.
Tout est déjà là.
On est dans l’intimité du geste et tout aussitôt dans sa réalité sociale. Cette façon de forcer le détail qui emplit la page avec le rouge du tissu, le pli de la jupe, les rayure du complet trois pièces. Annick Blavier nous fait la démonstration que les corps portent la marque de leur double aliénation aux conventions bourgeoises et patriarcales. Rapidement, la plongée dans le détail donne un sentiment d’étouffement, d’immobilité et de sclérose. (On pense à Théorème de Pasolini. Au monde figé, engoncé dans un ordre linéaire et profane proche de l’explosion). Si chez Annick Blavier, rien ne semble jamais faire signe vers la façon dont cette immobilité pourrait se rompre. L’immobilité toutefois, fait signe vers une impossibilité de se survire à elle même.

Annick Blavier est une artiste femme qui passe par la monstration des corps - toujours déjà pris, regardés traqués - des postures emblèmes de domination, d’emprise et de suffisance- des discours et des voix engoncées. De la réalité intime aux réalités sociales et internationales, elle scrute le monde pour y relever l’arrogance et l’impunité, le silence et l’indifférence.
Un monde où pas plus que le corps, le langage ne sauve.

Site de l'artiste

Genève, novembre 2016
Hélène Upjohn

 

l'émiliE - 2012-2016